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Dorothée, danseuse de corde - ebook
Dorothée, danseuse de corde - ebook
Maurice Leblanc, père d’Arsène Lupin, raconte nous les mystérieuses et extraordinaires histoires. Cette fois l’action se déroule autour de formidable héritage et des quelques familles. Une chasse au trésor fabuleux, une mort (ou un meurtre?) mystérieux, les secrets interminables... Et bien sûr, il y a un peu d’amour dans ce roman. Ce livre est vraiment à part dans l’univers de l’auteur et réellement attachant.
Kategoria: | Kryminał |
Język: | Francuski |
Zabezpieczenie: |
Watermark
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ISBN: | 978-83-8115-861-9 |
Rozmiar pliku: | 2,3 MB |
FRAGMENT KSIĄŻKI
Chapitre I. Le château de Roborey
Chapitre II. Le cirque Dorothée
Chapitre III. Extralucide…
Chapitre IV. L’interrogatoire
Chapitre V. L’assassinat du prince d’Argonne
Chapitre VI. Sur les routes
Chapitre VII. La date approche
Chapitre VIII. Sur le fil de fer
Chapitre IX. Face à face
Chapitre X. Vers la Toison d’or
Chapitre XI. Le testament du marquis de Beaugreval
Chapitre XII. L’élixir de résurrection
Chapitre XIII. Lazare
Chapitre XIV. La quatrième médaille
Chapitre XV. L’enlèvement de Montfaucon
Chapitre XVI. Le dernier quart de minute
Chapitre XVII. Haut et court
Chapitre XVIII. « In robore fortuna »Chapitre I
Le château de Roborey
Sous un ciel lourd d’étoiles, où s’accrochait un dernier quartier de lune, la roulotte dormait sur l’herbe du chemin, ses volets clos, ses brancards allongés comme des bras. Dans l’ombre du fossé voisin, un cheval ronflait et soupirait.
Très loin, par-dessus la crête noire des collines, une bande plus claire annonça l’approche de l’aube. Une horloge d’église sonna quatre heures. Quelques oiseaux s’éveillèrent de place en place, et se mirent à chanter. Il faisait doux et tiède.
Brusquement, à l’intérieur, une voix de femme cria :
« Saint-Quentin ! Saint-Quentin ! »
Et une tête passa par la lucarne qui donnait sur le siège, par-dessous l’avancée du toit.
« C’est bien ça, je m’en doutais ! Le gredin a déguerpi cette nuit. L’animal ! Quelle correction ! »
D’autres voix lui répondirent. Il s’écoula deux ou trois minutes. Puis la porte d’arrière fut ouverte et une silhouette descendit les cinq marches de l’escalier, pendant que, à la fenêtre latérale, deux têtes ébouriffées apparaissaient.
« Dorothée ! où vas-tu ?
– Chercher Saint-Quentin ! répliqua celle qu’on appelait Dorothée.
– Mais il est rentré de promenade avec toi hier soir, et je l’ai vu se coucher sur son siège.
– Tu vois bien qu’il n’y est plus, Castor.
– Où est-il ?
– Patience ! Je vais vous le ramener par les oreilles. »
Mais les deux gamins bondirent de la roulotte, en chemise, et supplièrent :
« Non, maman Dorothée… t’en va pas toute seule dans la nuit, c’est dangereux…
– Qu’est-ce que tu chantes, Pollux ? Dangereux ! Est-ce que ça te regarde ? »
Elle leur envoya des gifles et des coups de pied, et les reconduisit prestement jusqu’à la voiture où ils s’engouffrèrent. Là, montée sur l’escabeau, elle prit leurs deux têtes qu’elle pressa contre la sienne et les baisa tendrement.
« Pas de bile, mes deux gosses. Du danger ? D’ici une demi-heure, je retrouve Saint-Quentin.
– La belle affaire !… Saint-Quentin… un type qu’a pas seize ans…
– Tandis que Pollux et Castor en ont vingt, à eux deux ! fit Dorothée.
– Et puis, pourquoi qu’il traîne comme ça, la nuit ? Et c’est pas la première fois… Où est-ce qu’il va en expédition ?
– Chiper des lapins au collet, dit-elle. Vous voyez, ce n’est pas bien grave… Allons, assez bavardé. Au dodo, les garçons. Et surtout ne vous battez pas, Castor et Pollux, hein ? Pas de bruit ! le capitaine dort, et il n’aime pas qu’on le réveille, le capitaine ! »
Elle s’éloigna, sauta par-dessus le fossé, franchit une prairie, où ses pieds clapotaient dans des flaques d’eau, et gagna un sentier qui filait entre de jeunes taillis qu’elle dépassait de la tête. Deux fois déjà la veille, en se promenant avec son ami Saint-Quentin, elle avait suivi cette piste mal tracée, de sorte qu’elle avançait hardiment, sans la moindre hésitation. Elle traversa deux routes, arriva près d’une rivière dont le lit de petits cailloux blancs luisait dans l’eau paisible, s’y engagea, en remonta le courant comme si elle eût voulu que ses traces fussent perdues et, lorsque les premières lueurs du jour commençaient à donner aux choses des formes distinctes, s’élança de nouveau à travers bois, légère, gracieuse, plutôt petite, ses jambes nues jaillissant d’une jupe très courte qui laissait flotter derrière elle des rubans multicolores.
Elle courait sans effort, évitant de fouler aux pieds, parmi les feuilles mortes, les fleurs du jeune printemps, le muguet, les anémones violettes ou les blancs narcisses.
Ses cheveux noirs, très peu longs, se séparaient en deux masses qui battaient comme deux ailes. Son visage souriant, sa bouche entrouverte, ses narines palpitantes, ses yeux à demi fermés, disaient toute sa joie de courir et de respirer l’air frais du matin. Le cou, long et flexible, surgissait d’une blouse de toile grise que fermait un foulard de soie orange. Elle semblait âgée de quinze ou seize ans.
Les bois cessèrent. Une vallée se creusa entre deux parois de roches et tourna brusquement. Dorothée s’arrêta net. Elle atteignait le but.
En face d’elle, sur un socle de granit découpé régulièrement et haut de trente mètres tout au plus, s’arrondissait le corps principal d’un château, qui n’avait point grand style par lui-même, mais auquel sa position et le développement de sa construction donnaient un caractère de demeure seigneuriale. À droite et à gauche le vallon, rétréci en ravin, paraissait l’envelopper comme un fossé d’autrefois. Mais, devant Dorothée, l’espace était large et formait un glacis légèrement ondulé, semé de lourdes pierres, traversé par des haies de ronces, et que terminait la falaise presque verticale du socle.
« Les trois quarts de cinq heures qui sonnent, se dit la jeune fille. Saint-Quentin ne va pas tarder. »
Elle s’accroupit derrière un énorme tronc d’arbre déraciné et regarda fixement la ligne de démarcation entre le château lui-même et le roc de soubassement. Un léger rebord longeait cette ligne, au-dessous des fenêtres du rez-de-chaussée, et il y avait un endroit de cette corniche exiguë où aboutissait une coupure transversale de la falaise, très mince, quelque chose comme une lézarde dans la façade d’un mur.
La veille, durant leur promenade, Saint-Quentin lui avait dit, le doigt tendu vers la coupure :
« Il y a des gens qui se croient à l’abri et, cependant, rien de plus facile que de se hisser par là jusqu’à l’une des fenêtres… Tiens, en voici une justement qui est entrebâillée… la fenêtre d’un office… »
Cette idée d’escalade, Dorothée ne doutait pas qu’elle ne se fût imposée à Saint-Quentin et que, le soir même, il n’eût tenté quelque furtive expédition. Depuis, qu’était-il devenu ? N’y avait-il personne dans la pièce où il entrait ainsi ? Ne connaissant ni les lieux qu’il allait explorer, ni les habitudes des gens du château, ne s’était-il point laissé prendre ? Ou bien, plutôt, attendait-il simplement le lever du jour ?
Elle se tourmenta. Les minutes se hâtaient. Bien que le ravin n’offrît pas trace de route, quelque paysan pouvait passer dans ces parages au moment où Saint-Quentin se risquerait à descendre, opération bien plus malaisée que l’escalade.
Soudain elle tressaillit. On eût dit qu’en songeant à un tel péril, elle l’avait, par là même, provoqué. Des pas sourds se faisaient entendre, qui suivaient le ravin et devaient venir de l’entrée principale. Dorothée s’enfonça sous les racines de l’arbre qui la dissimulait. Un homme apparut, vêtu d’une longue blouse, le visage entouré d’un haut cache-nez gris, de vieux gants fourrés aux mains, et un fusil sous le bras.
Elle pensa que ce devait être un chasseur, ou plutôt un braconnier, car il marchait d’un air inquiet, en surveillant les alentours, comme quelqu’un qui a peur d’être aperçu et qui, à tout hasard, change son allure ordinaire. Mais il s’arrêta près du mur, à cinquante ou soixante mètres de l’endroit où Saint-Quentin avait grimpé, et il observa le sol, contournant certaines pierres plates et se penchant au-dessus d’elles.
Enfin il se décida, et, saisissant une de ces dalles par son extrémité la plus mince, il la souleva et la plaça de telle sorte qu’elle tînt en équilibre à la manière d’un dolmen. Il découvrit ainsi un trou creusé au centre de l’excavation laissée par la dalle. À côté, il y avait une pioche, qu’il ramassa, et dont il se servit pour agrandir le trou, tout en remuant la terre avec beaucoup de précaution afin de ne faire aucun bruit.
Quelques minutes encore s’écoulèrent, et l’événement inévitable que Dorothée désirait et redoutait à la fois, se produisit : les deux battants de la fenêtre du château que Saint-Quentin avait enjambée la veille furent poussés, et un long corps surgit, habillé d’une redingote noire et coiffé d’un chapeau haut de forme, redingote et chapeau qui, même à distance, semblaient luisants, crasseux et rapiécés.
Le ventre au mur, aplati, Saint-Quentin se laissa glisser de la fenêtre et réussit à poser ses deux pieds sur la corniche. À ce moment, Dorothée, qui se trouvait en arrière de l’homme à la blouse, fut près de se lever et de faire des signaux à son camarade. Geste inutile. L’homme avait aperçu cette espèce de diable noir accroché à la falaise, et, déposant sa pioche, s’était enfoncé dans l’excavation.
D’ailleurs Saint-Quentin, tout à sa besogne, ne s’occupait guère de ce qui se passait au-dessous de lui, et qu’il n’aurait pu voir qu’en se retournant, ce qui lui était quasiment impossible. Dépaquetant une corde, sans doute ramassée dans le château, il l’enroulait au balcon de la fenêtre comme autour d’une poulie, de manière que les deux bouts pendissent également le long de la falaise. Avec l’aide de cette double corde, la descente ne présentait aucune difficulté.
Sans perdre une seconde, Dorothée, qui s’inquiétait de ne plus apercevoir l’homme à la blouse, rampa jusqu’aux abords de l’excavation. Quand elle se fut approchée, elle étouffa un cri : au fond du trou, comme au fond d’une tranchée, l’homme avait pris son fusil et, lentement, en appuyait le canon devant lui, sur la terre amoncelée, et dans la direction de Saint-Quentin.
Appeler ? Prévenir Saint-Quentin ? C’était précipiter les événements, dénoncer sa propre présence, et engager une lutte inégale avec un adversaire armé. Pourtant, il fallait agir. Là-bas, Saint-Quentin s’engageait dans la cassure de la falaise, ainsi qu’il eût fait dans le conduit d’une cheminée. On voyait tout entière sa silhouette noire, efflanquée, et son haut-de-forme en accordéon qu’il avait enfoncé jusqu’aux oreilles.
L’homme épaula et visa longuement. D’un bond, Dorothée sauta sur la pierre dressée derrière lui, et de tout son élan, de ses deux bras tendus, la poussa. L’équilibre en était peu stable. Au premier effort, la pierre s’abattit, fermant comme un couvercle l’excavation, écrasant le fusil, et emprisonnant l’homme à la blouse, dont la jeune fille eut juste le temps de voir la tête qui se courbait et les épaules qui s’enfonçaient dans le trou.
Elle pensa bien que l’attaque n’était que différée et que l’ennemi ne tarderait pas à s’évader de son cercueil, et elle courut en toute hâte jusqu’au bas de la crevasse où elle arriva en même temps que Saint-Quentin.
« Vite… vite… dit-elle… Il faut se sauver… »
Ahuri, il ramena la corde par l’un de ses bouts, tout en marmottant :
« Quoi ? Que veux-tu ? Comment as-tu su que j’étais ici ? »
Elle l’empoigna.
« Au galop, imbécile !… On t’a vu… On voulait tirer sur toi… Vite, on va nous poursuivre…
– Qu’est-ce que tu dis ? Nous poursuivre ? Qui ?
– Un type, déguisé en paysan, et qui est là-bas, dans un trou. Il te tenait au bout de son fusil, comme un perdreau, quand j’ai rabattu la dalle sur lui.
– Mais…
– Obéis-moi, triple idiot, et emporte la corde. Il ne faut pas laisser de traces. »
Ils s’enfuirent tous les deux par le vallon, avant que la dalle ne fût soulevée et, rapidement, gagnèrent les bois, sans échanger une parole.
Vingt minutes après, ils pénétrèrent dans la rivière d’où ils ne sortirent que pour aborder, beaucoup plus loin, sur une berge caillouteuse que leur passage ne pouvait marquer d’aucune empreinte.
Déjà Saint-Quentin repartait comme une flèche, mais Dorothée resta sur place, secouée tout à coup d’un fou rire qui la courbait en deux.
« Qu’est-ce que tu as ? fit-il. Quoi ? Qu’est-ce qui te prend ? »
Elle ne pouvait répondre. Elle se convulsait, ses mains serrées contre sa poitrine, la figure rouge, toutes ses dents découvertes, des dents menues et régulières, étincelantes de blancheur. À la fin, elle réussit à bégayer, le doigt tendu vers lui :
« Ton chapeau haut de forme… ta redingote… tes pieds nus… c’est trop drôle !… Où as-tu chipé ce déguisement ?… Dieu ! que tu es rigolo ! »
Son rire sonnait frais et jeune, dans le silence où palpitaient les feuilles. En face d’elle, Saint-Quentin, grand garçon dégingandé, trop vite poussé, avec un visage trop pâle, des cheveux trop blonds, une bouche trop fendue, des oreilles trop décollées, mais avec d’admirables yeux noirs, chargés de tendresse, regardait la jeune fille en souriant, heureux de cette diversion qui semblait détourner de lui une colère qu’il redoutait.
De fait, subitement, elle se jeta sur son compagnon et l’assaillit de coups de poings et de reproches, mais sans conviction, avec des tremblements de rire qui enlevaient toute valeur au châtiment.
« Misérable ! Forban ! Tu as encore volé, hein ! Monsieur ne se contente plus de ses honoraires de saltimbanque ! Il lui faut encore barboter de l’argent ou des bijoux pour se payer des hauts-de-forme ? Qu’est-ce que tu as pris, maraudeur ? Hein ? Raconte ! »
À force de frapper et de rire, elle avait épuisé son indignation. Elle se remit à marcher, et Saint-Quentin, tout penaud, balbutia :
« Te raconter ? À quoi bon ? Tu as tout deviné, comme d’habitude… Eh bien oui, je suis entré par la fenêtre, hier soir… C’était un lavabo, au bout d’un corridor qui conduit aux salles du rez-de-chaussée… Personne… Les patrons dînaient… Un escalier de service m’a mené dans un autre couloir, tout en rond, avec les portes de toutes les chambres qui ouvraient dessus. J’ai visité tout ça. Rien. Ou des tableaux, des choses trop grosses. Alors je me suis caché dans un débarras, d’où on pouvait voir dans un petit salon, près d’une chambre, la plus belle. On a dansé tard, puis on est remonté… Des gens très chics… que je voyais par un vasistas… les dames décolletées, les messieurs en habit… Enfin, une des dames est entrée dans le boudoir. Elle a mis ses bijoux dans une cassette, et la cassette dans un petit coffre-fort qu’elle a ouvert en disant tout haut les trois lettres de la serrure : R.O.B… De sorte que, quand elle a quitté le boudoir pour sa chambre, je n’ai eu qu’à me servir de ces trois lettres… Ensuite… j’ai attendu le jour… je n’osais pas descendre…
– Fais voir », ordonna-t-elle.
Il lui montra, au creux de sa main, deux boucles d’oreilles, ornées de saphirs. Elle les prit et les regarda. Son visage se contracta un peu. Ses yeux brillèrent, et, la voix altérée, elle murmura :
« Que c’est beau, les saphirs !… Le ciel est quelquefois comme ça, la nuit… de ce bleu noir, plein de lumière… »
À ce moment ils traversaient une pièce de terre que dominait une sorte d’épouvantail grossier, vêtu d’un simple pantalon, et dont l’un des balais, qui figuraient les bras, portait une veste. C’était la veste de Saint-Quentin. Il l’y avait déposée la veille, et, pour se rendre méconnaissable, avait emprunté la redingote et le chapeau haut de forme du mannequin. Cette redingote, il la défit, en habilla le buste de paille, replaça le chapeau. Puis il enfila sa veste et rejoignit Dorothée.
Elle contemplait toujours les diamants, d’un air d’admiration. Il se pencha sur elle et lui dit :
« Garde-les, Dorothée. Tu sais bien que je ne suis pas un voleur, et que c’est pour toi que j’ai fait cela… pour que tu aies de la joie à les regarder… à les toucher… J’ai souvent tant de peine à te voir trimer comme une malheureuse ! Toi, danser sur la corde raide ! Toi, Dorothée ! toi qui devrais vivre dans le luxe !… Ah ! Dorothée, tout ce que je ferais pour toi, si tu voulais ! »
Elle leva la tête vers lui et prononça :
« Tu ferais tout pour moi, dis-tu ?
– Tout, Dorothée.
– Eh bien, sois honnête, Saint-Quentin. »
Ils repartirent, et la jeune fille continua :
« Sois honnête, Saint-Quentin, c’est tout ce que je te demande. Toi, et les autres gosses de la roulotte, je vous ai recueillis, parce que vous êtes, comme moi, des orphelins de guerre, et, depuis deux ans, on traîne ensemble sur les grands chemins, heureux plutôt que malheureux, nous amusant, et, somme toute, mangeant à notre faim. Seulement, pas de malentendu entre nous. Moi, je n’aime que ce qui est propre, clair, luisant comme un rayon de soleil. Es-tu comme moi ? Voilà trois fois que tu voles pour m’être agréable. Est-ce fini ? Si oui, je te pardonne. Sinon, adieu. »
Elle parlait gravement, en accentuant chaque phrase d’un hochement de tête qui faisait battre les deux ailes de ses cheveux.
Bouleversé, Saint-Quentin l’implora :
« Tu ne veux plus de moi ?
– Si. Mais jure de ne plus recommencer.
– Je le jure.
– Alors n’en parlons plus. Je sens que tu as dit la vérité. Reprends les bijoux. Tu les cacheras sous la roulotte, dans la grande corbeille. La semaine prochaine, tu les renverras par la poste. C’est bien le château de Chagny, n’est-ce pas ?
– Oui, et j’ai vu le nom de la dame sur une de ses cartes : Comtesse de Chagny. »
Ils repartirent, les mains jointes, deux fois se cachèrent pour éviter les rencontres des paysans, et enfin, après quelques détours, arrivèrent aux environs de la roulotte.
« Écoute, dit Saint-Quentin, en prêtant l’oreille. Oui, c’est ça, Castor et Pollux qui se battent, comme toujours. Les sacripants ! »
Il s’élança.
« Saint-Quentin, cria la jeune fille, je te défends de les frapper !
– Tu t’en prives, toi !
– Oui, mais moi, ça leur fait plaisir. »
À l’approche de Saint-Quentin, les deux gosses, qui se battaient en duel avec des sabres de bois, firent front contre l’ennemi commun, en hurlant :
« Dorothée ! Maman Dorothée ! Empêche Saint-Quentin. C’est un brutal. Au secours ! »
Il y eut une distribution de taloches, des éclats de rire, des embrassades.
« Dorothée, c’est à moi d’être embrassé !
– Dorothée, à mon tour d’être giflé ! »
Mais la jeune fille gronda :
« Et le capitaine ? Je suis sûre que vous l’avez réveillé ?
– Le capitaine ? Il dort comme un sapeur, affirma Pollux. Écoute s’il ronfle ! »
Sur le côté de la route, les deux gamins avaient allumé un feu de bois. La marmite, suspendue à un trépied de fer, bouillait. Tous quatre mangèrent une soupe épaisse et fumante, du pain, du fromage et burent une tasse de café.
Dorothée ne bougeait pas de son tabouret. Ses trois compagnons ne l’eussent pas permis. C’était à qui, des trois, se lèverait pour la servir, tous attentifs, empressés, jaloux les uns des autres, agressifs même entre eux. Les batailles de Castor et de Pollux étaient toujours provoquées par quelque faveur de Dorothée, et les deux gamins – deux garçons gros et joufflus, habillés pareillement d’une culotte, d’une chemise et d’une demi-bretelle – à l’instant où l’on y pensait le moins, et bien qu’ils s’aimassent comme deux frères, se jetaient l’un sur l’autre avec une violence haineuse, parce que la jeune fille avait dit à l’un une parole trop douce ou gratifié l’autre d’un regard trop affectueux.
Saint-Quentin, lui, les détestait cordialement. Lorsque Dorothée les caressait, il leur eût volontiers tordu le cou. Jamais Dorothée ne l’aurait embrassé, lui. Il devait se contenter d’une bonne camaraderie, affectueuse et confiante, qui ne se manifestait que par une poignée de main amicale ou par un sourire heureux, dont l’adolescent se réjouissait d’ailleurs comme de la seule récompense que méritât un pauvre diable de son espèce. Saint-Quentin était de ceux qui aiment et qui se dévouent.
« La leçon d’arithmétique, maintenant, commanda Dorothée. Toi, Saint-Quentin, dors une heure sur ton siège. »
Castor apporta son livre de classe. Pollux montra son cahier. La leçon de calcul fut suivie d’un cours que fit Dorothée sur les rois mérovingiens, puis d’un cours sur l’astronomie.
Les deux enfants écoutaient passionnément et, sur son siège, Saint-Quentin se gardait bien de dormir. C’est que Dorothée avait une manière de professer qui était pleine de fantaisie et qui divertissait sans jamais lasser l’attention. Elle avait l’air d’apprendre elle-même ce qu’elle enseignait. Et ces choses, dites d’une voix très douce, révélaient un certain savoir, du discernement et la souplesse d’une intelligence pratique.
À dix heures, la jeune fille donnait l’ordre qu’on mît le harnais au cheval. Le trajet jusqu’au bourg voisin était long et l’on devait arriver à temps pour obtenir la meilleure place devant la mairie.
« Et le capitaine qui n’a pas mangé ! s’écria Castor.
– Tant mieux, dit-elle. Le capitaine mange toujours trop. Ça le reposera. Du reste, quand on le réveille, le capitaine, il est d’une humeur massacrante. Qu’on le laisse dormir ! »
On partit. Au pas nonchalant de Pie-Borgne, vieille jument efflanquée, mais solide encore et courageuse, qu’ils appelaient ainsi parce qu’elle avait une robe pie et un œil crevé, la roulotte démarra. Lourde, juchée sur deux hautes roues, branlante, sonnant la ferraille, chargée de caisses et d’ustensiles, d’échelles, de barils et de cordages, elle avait été fraîchement repeinte, et, sur les deux faces, portait cette inscription pompeuse « Cirque Dorothée, Voiture de la Direction », ce qui donnait à croire que toute une file de camions et de véhicules suivaient à quelque distance avec le personnel, le matériel, les bagages et les animaux féroces.
Saint-Quentin précédait le convoi, un fouet à la main. Dorothée, flanquée des deux enfants, cueillait des fleurs sur les talus, chantait avec eux des refrains de marche ou leur racontait des histoires. Mais, après une demi-heure, au milieu d’un carrefour, elle ordonna :
« Halte !
– Qu’y a-t-il ? demanda Saint-Quentin, voyant qu’elle lisait la plaque d’un poteau indicateur.
– Regarde, fit-elle.
– Il n’y a pas à regarder. C’est tout droit. J’ai consulté notre carte.
– Regarde, répéta-t-elle. Chagny, 2 kilomètres.
– Évidemment, c’est le village de notre château d’hier. Seulement, pour y aller, nous avions suivi le raccourci des bois.
– Tu ne lis pas jusqu’au bout. Chagny, 2 kilomètres, château de Roborey. »
Elle semblait assez agitée et à mi-voix elle redisait :
« Roborey… Roborey.
– Peut-être que le village s’appelle Chagny, supposa Saint-Quentin, et que le château s’appelle Roborey. Qu’est-ce que ça peut te faire ?
– Rien… rien… dit-elle.
– Cependant, tu as l’air toute chose.
– Non… une simple coïncidence.
– À quel propos ?
– À propos du nom de Roborey.
– Eh bien ?…
– Eh bien, c’est un mot qui était gravé dans ma mémoire… un mot qui a été prononcé dans des circonstances exceptionnelles.
– Quelles circonstances, Dorothée ? »
Elle expliqua lentement, d’un air pensif :
« Rappelle-toi, Saint-Quentin. Tu sais que mon père est mort d’une blessure, au début de la guerre, à l’hôpital, près de Chartres. J’avais été avertie, mais je suis arrivée trop tard… Seulement, deux blessés, ses voisins de salle, m’ont dit qu’il n’avait pas cessé de répéter le même mot pendant toute son agonie : Roborey… Roborey… Cela revenait comme une litanie, interminablement, et comme s’il ne s’en était pas rendu compte. Et, en mourant, il prononçait encore : « Roborey… Roborey. »
– Oui, fit Saint-Quentin, je me rappelle… tu m’as raconté ça.
– Depuis, je me demande ce que cela signifiait, et par quel souvenir mon pauvre père fut obsédé à l’heure de la mort. C’était même autre chose que de l’obsession, paraît-il… de la crainte… de la terreur… Pourquoi ? Je n’ai jamais pu me l’expliquer. Alors tu comprends, Saint-Quentin, en voyant ce nom, écrit là, devant moi… en apprenant qu’il y a un château qui s’appelle ainsi… »
Saint-Quentin s’effraya :
« Hein ! Tu n’aurais pourtant pas l’intention d’y aller ?…
– Pourquoi pas ?
– C’est de la folie, Dorothée ! »
La jeune fille resta songeuse. Mais Saint-Quentin se rendait bien compte qu’elle ne renonçait pas à ce projet insolite, et il cherchait des arguments, lorsque Castor et Pollux accoururent :
« Trois roulottes qui débouchent, maman ! »
Elles sortaient, en effet, à la queue leu leu, d’un chemin encaissé qui aboutissait au carrefour, et elles s’engageaient sur la route de Roborey. C’était un « Jeu de massacre », un « Tir à la carabine » et un « Manège de tortues ». En passant devant Saint-Quentin et Dorothée, un des hommes du tir les interpella :
« On y va donc aussi ?
– Où ça ? fit Dorothée.
– Au château. Y a fête populaire dans la cour. J’vous garde une place ?
– Entendu, et merci », répondit la jeune fille.
Les forains s’éloignèrent.
« Qu’est-ce que tu as, Saint-Quentin ? murmura Dorothée. »
Il paraissait plus pâle encore que d’habitude.
« Qu’est-ce que tu as donc ? répéta-t-elle. Tes lèvres tremblent, et tu es vert. »
Il bégaya :
« Les gendarmes… »
Par le même sentier creux, deux cavaliers arrivaient au carrefour. Impassibles, ils défilèrent devant la petite troupe.
« Tu vois, fit Dorothée, en souriant, ils ne s’occupent guère de nous.
– Non, mais ils vont au château.
– Parbleu ! il y a une fête. La présence de deux gendarmes est indispensable.
– À moins, gémit-il, qu’on n’ait découvert la disparition des boucles d’oreilles et qu’on n’ait téléphoné à la gendarmerie.
– Improbable ! La dame ne s’en apercevra que ce soir, au moment de s’habiller.
– Tout de même, n’y allons pas, supplia le pauvre garçon… C’est se jeter dans le piège… Et puis, il y a aussi cet homme… celui qui était dans un trou…
– Il creusait sa tombe, dit-elle en riant.
– S’il est là ? S’il me reconnaît ?
– Tu étais déguisé. Tout ce qu’on pourrait faire, c’est d’arrêter l’épouvantail à la redingote et au haut-de-forme !
– Et si je suis dénoncé déjà ? Si l’on fouille ? Si l’on trouve les boucles d’oreilles ?
– Jette-les dans un fourré du parc, dès notre arrivée. Je dirai la bonne aventure aux gens du château et, grâce à moi, la dame retrouvera ses boucles d’oreilles. Notre fortune est faite.
– Mais si, par hasard…
– Zut ! Ça m’amuse d’aller là-bas et de voir ce qui se passe dans ce château qui s’appelle Roborey. Donc j’y vais.
– Oui, mais moi j’ai peur… peur aussi pour toi…
– Alors, reste. »
Il haussa les épaules.
« À Dieu vat ! » s’écria-t-il, en claquant son fouet.