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La Terre - ebook

Data wydania:
30 sierpnia 2019
Format ebooka:
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La Terre - ebook

Zola décrit la vie et les habitudes de la famille Fuan vivant dans le district de Shatoden, dans un village proche de la ville de Klua. Le pere est le vieux Fuan, propriétaire d’un grand terrain. Le livre traite de l’importance de la Terre pour les hommes et de ce qu’ils sont prets a posséder. Comme une personne est terrible, qu’a cause d’un morceau de terre, elle trébuche et peut lever la main a ses propres parents.

Kategoria: Literature
Język: Inny
Zabezpieczenie: Watermark
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ISBN: 978-83-8176-953-2
Rozmiar pliku: 2,9 MB

FRAGMENT KSIĄŻKI

PREMIÈRE PARTIE

I

Jean, ce matin-là, un semoir de toile bleue noué sur le ventre, en tenait la poche ouverte de la main gauche, et de la droite, tous les trois pas, il y prenait une poignée de blé, que d'un geste, à la volée, il jetait. Ses gros souliers trouaient et emportaient la terre grasse, dans le balancement cadencé de son corps; tandis que, à chaque jet, au milieu de la semence blonde toujours volante, on voyait luire les deux galons rouges d'une veste d'ordonnance, qu'il achevait d'user. Seul, en avant, il marchait, l'air grandi; et, derrière, pour enfouir le grain, une herse roulait lentement, attelée de deux chevaux, qu'un charretier poussait à longs coups de fouet réguliers, claquant au-dessus de leurs oreilles.

La parcelle de terre, d'une cinquantaine d'ares à peine, au lieu dit des Cornailles, était si peu importante, que M. Hourdequin, le maître de la Borderie, n'avait pas voulu y envoyer le semoir mécanique, occupé ailleurs. Jean, qui remontait la pièce du midi au nord, avait justement devant lui, à deux kilomètres, les bâtiments de la ferme. Arrivé au bout du sillon, il leva les yeux, regarda sans voir, en soufflant une minute.

C'étaient des murs bas, une tache brune de vieilles ardoises, perdue au seuil de la Beauce, dont la plaine, vers Chartres, s'étendait. Sous le ciel vaste, un ciel couvert de la fin d'octobre, dix lieues de cultures étalaient en cette saison les terres nues, jaunes et fortes, des grands carrés de labour, qui alternaient avec les nappes vertes des luzernes et des trèfles; et cela sans un coteau, sans un arbre, à perte de vue, se confondant, s'abaissant, derrière la ligne d'horizon, nette et ronde comme sur une mer. Du côté de l'ouest, un petit bois bordait seul le ciel d'une bande roussie. Au milieu, une route, la route de Châteaudun à Orléans, d'une blancheur de craie, s'en allait toute droite pendant-quatre lieues, déroulant, le défilé géométrique des poteaux du télégraphe. Et rien autre, que trois ou quatre moulins de bois, sur leur pied de charpente, les ailes immobiles. Des villages faisaient des îlots de pierre, un clocher au loin émergeait d'un pli de terrain, sans qu'on vît l'église, dans les molles ondulations de cette terre du blé.

Mais Jean se retourna, et il repartit, du nord au midi, avec son balancement, la main gauche tenant le semoir, la droite fouettant l'air d'un vol continu de semence. Maintenant, il avait devant lui, tout proche, coupant la plaine ainsi qu'un fossé, l'étroit vallon de l'Aigre, après lequel recommençait la Beauce, immense, jusqu'à Orléans. On ne devinait les prairies et les ombrages qu'à une ligne de grands peupliers, dont les cimes jaunies dépassaient le trou, pareilles, au ras des bords, à de courts buissons. Du petit village de Rognes, bâti sur la pente, quelques toitures seules étaient en vue, au pied de l'église, qui dressait en haut son clocher de pierres grises, habité par des familles de corbeaux très vieilles. Et, du côté de l'est, au delà de la vallée du Loir, où se cachait à deux lieues Cloyes, le chef-lieu du canton, se profilaient, les lointains coteaux du Perche, violâtres sous le jour ardoisé. On se trouvait là dans l'ancien Dunois, devenu aujourd'hui l'arrondissement de Châteaudun, entre le Perche et la Beauce, et à la lisière même de celle-ci, à cet endroit où les terres moins fertiles lui font donner le nom de Beauce pouilleuse. Lorsque Jean fut au bout du champ, il s'arrêta encore, jeta un coup d'oeil en bas, le long du ruisseau de l'Aigre, vif et clair à travers les herbages, et que suivait la route de Cloyes, sillonnée ce samedi-là par les carrioles des paysans allant au marché. Puis, il remonta.

Et toujours, et du même pas, avec le même geste, il allait au nord, il revenait au midi, enveloppé dans la poussière vivante du grain; pendant que, derrière, la herse, sous les claquements du fouet, enterrait les germes, du même train doux et comme réfléchi. De longues pluies venaient de retarder les semailles d'automne; on avait encore fumé en août, et les labours étaient prêts depuis longtemps, profonds, nettoyés des herbes salissantes, bons à redonner du blé, après le trèfle et l'avoine de l'assolement triennal. Aussi la peur des gelées prochaines, menaçantes à la suite de ces déluges, faisait-elle se hâter les cultivateurs. Le temps s'était mis brusquement au froid, un temps couleur de suie, sans un souffle de vent, d'une lumière égale et morne sur cet océan de terre immobile. De toutes parts, on semait: il y avait un autre semeur à gauche, à trois cents mètres, un autre plus loin, vers la droite; et d'autres, d'autres encore s'enfonçaient en face, dans la perspective fuyante des terrains plats. C'étaient de petites silhouettes noires, de simples traits de plus en plus minces, qui se perdaient à des lieues. Mais tous avaient le geste, l'envolée de la semence, que l'on devinait comme une onde de vie autour d'eux. La plaine en prenait un frisson, jusque dans les lointains noyés, où les semeurs épars ne se voyaient plus.

Jean descendait pour la dernière fois, lorsqu'il aperçut, venant de Rognes, une grande vache rousse et blanche, qu'une jeune fille, presque une enfant, conduisait à la corde. La petite paysanne et la bête suivaient le sentier qui longeait le vallon, au bord du plateau; et, le dos tourné, il avait achevé l'emblave en remontant, lorsqu'un bruit de course, au milieu de cris étranglés, lui fit de nouveau lever la tête, comme il dénouait son semoir pour partir. C'était la vache emportée, galopant dans une luzernière, suivie de la fille qui s'épuisait à la retenir. Il craignit un malheur, il cria:

—Lâche-la donc!

Elle n'en faisait rien, elle haletait, injuriait sa vache, d'une voix de colère et d'épouvante.

—La Coliche! veux-tu bien, la Coliche!… Ah! sale bête!… Ah! sacrée rosse!

Jusque-là, courant et sautant de toute la longueur de ses petites jambes, elle avait pu la suivre. Mais elle buta, tomba une première fois, se releva pour retomber plus loin; et, dès lors, la bête s'affolant, elle fut traînée. Maintenant, elle hurlait. Son corps, dans la luzerne, laissait un sillage.

—Lâche-la donc, nom de Dieu! continuait à crier Jean. Lâche-la donc!

Et il criait cela machinalement, par terreur; car il courait lui aussi, en comprenant enfin: la corde devait s'être nouée autour du poignet, serrée davantage à chaque nouvel effort. Heureusement, il coupa au travers d'un labour, arriva d'un tel galop devant la vache, que celle-ci, effrayée, stupide, s'arrêta net. Déjà, il dénouait la corde, il asseyait la fille dans l'herbe.

—Tu n'as rien de cassé?

Mais elle ne s'était pas même évanouie. Elle se mit debout, se tâta, releva ses jupes jusqu'aux cuisses, tranquillement, pour voir ses genoux qui la brûlaient, si essoufflée encore, qu'elle ne pouvait parler.

—Vous voyez, c'est là, ça me pince… Tout de même, je remue, il n'y a rien… Oh! j'ai eu peur! Sur le chemin, j'étais en bouillie!

Et, examinant son poignet forcé, cerclé de rouge, elle le mouilla de salive, y colla ses lèvres, en ajoutant avec un grand soupir, soulagée, remise:

—Elle n'est pas méchante, la Coliche. Seulement, depuis ce matin, elle nous fait rager, parce qu'elle est en chaleur… Je la mène au taureau, à la Borderie.

—A la Borderie, répéta Jean. Ça se trouve bien, j'y retourne, je t'accompagne.

Il continuait à la tutoyer, la traitant en gamine, tellement elle était fine encore pour ses quatorze ans. Elle, le menton levé, regardait d'un air sérieux ce gros garçon châtain, aux cheveux ras, à la face pleine et régulière, dont les vingt-neuf ans faisaient pour elle un vieil homme.

—Oh! je vous connais, vous êtes Caporal, le menuisier qui est resté comme valet chez M. Hourdequin.

A ce surnom, que les paysans lui avaient donné, le jeune homme eut un sourire; et il la contemplait à son tour, surpris de la trouver presque femme déjà, avec sa petite gorge dure qui se formait, sa face allongée aux yeux noirs très profonds, aux lèvres épaisses, d'une chair fraîche et rose de fruit mûrissant. Vêtue d'une jupe grise et d'un caraco de laine noire, la tête coiffée d'un bonnet rond, elle avait la peau très brune, hâlée et dorée de soleil.

—Mais tu es la cadette au père Mouche! s'écria-t-il. Je ne t'avais pas reconnue… N'est-ce pas? ta soeur était la bonne amie de Buteau, le printemps dernier, quand il travaillait avec moi à la Borderie?

Elle répondit simplement:

—Oui, moi, je suis Françoise… C'est ma soeur Lise qui est allée avec le cousin Buteau, et qui est grosse de six mois, à cette heure… Il a filé, il est du côté d'Orgères, à la ferme de la Chamade.

—C'est bien ça, conclut Jean. Je les ai vus ensemble.

Et ils restèrent un instant muets, face à face, lui riant de ce qu'il avait surpris un soir les deux amoureux derrière une meule, elle mouillant toujours son poignet meurtri, comme si l'humidité de ses lèvres en eût calmé la cuisson; pendant que, dans un champ voisin, la vache, tranquille, arrachait des touffes de luzerne. Le charretier et la herse s'en étaient allés, faisant un détour pour gagner la route. On entendait le croassement de deux corbeaux, qui tournoyaient d'un vol continu autour du clocher. Les trois coups de l'angélus tintèrent dans l'air mort.

—Comment! déjà midi! s'écria Jean. Dépêchons-nous.

Puis, apercevant la Coliche, dans le champ:

—Eh! ta vache fait du dégât. Si on la voyait… Attends, bougresse, je vas te régaler!

—Non, laissez, dit Françoise, qui l'arrêta. C'est à nous, cette pièce. La garce, c'est chez nous qu'elle m'a culbutée!… Tout le bord est à la famille, jusqu'à Rognes. Nous autres, nous allons d'ici là-bas; puis, à côté, c'est à mon oncle Fouan; puis, après, c'est à ma tante, la Grande.

En désignant les parcelles du geste, elle avait ramené la vache dans le sentier. Et ce fut seulement alors, quand elle la tint de nouveau par la corde, qu'elle songea à remercier le jeune homme.

—N'empêche que je vous dois une fameuse chandelle! Vous savez, merci, merci bien de tout mon coeur!

Ils s'étaient mis à marcher, ils suivaient le chemin étroit qui longeait le vallon, avant de s'enfoncer dans les terres. La dernière sonnerie de l'angélus venait de s'envoler, les corbeaux seuls croassaient toujours. Et, derrière la vache tirant sur la corde, ni l'un ni l'autre ne causaient plus, retombés dans ce silence des paysans qui font des lieues côte à côte, sans échanger un mot. A leur droite, ils eurent un regard pour un semoir mécanique, dont les chevaux tournèrent près d'eux; le charretier leur cria: «Bonjour!» et ils répondirent: «Bonjour!» du même ton grave. En bas, à leur gauche, le long de la route de Cloyes, des carrioles continuaient de filer, le marché n'ouvrant qu'à une heure. Elles étaient secouées durement sur leurs deux roues, pareilles à des insectes sauteurs, si rapetissées au loin, qu'on distinguait l'unique point blanc du bonnet des femmes.

—Voilà mon oncle Fouan avec ma tante Rose, là-bas, qui s'en vont chez le notaire, dit Françoise, les yeux sur une voiture grande comme une coque de noix, fuyant à plus de deux kilomètres.

Elle avait ce coup d'oeil de matelot, cette vue longue des gens de pleine, exercée aux détails, capable de reconnaître un homme ou une bête, dans la petite tache remuante de leur silhouette.

—Ah! oui, on m'a conté, reprit Jean. Alors, c'est décidé, le vieux partage son bien entre sa fille et ses deux fils?

—C'est décidé, ils ont tous rendez-vous aujourd'hui chez monsieur
Baillehache.

Elle regardait toujours fuir la carriole.

—Nous autres, nous nous en fichons, ça ne nous rendra ni plus gras ni plus maigres… Seulement, il y a Buteau. Ma soeur pense qu'il l'épousera peut-être, quand il aura sa part.

Jean se mit à rire.

—Ce sacré Buteau, nous étions camarades… Ah! ça ne lui coûte guère, de mentir aux filles! Il lui en faut quand même, il les prend à coups de poing, lorsqu'elles ne veulent pas par gentillesse.

—Bien sûr que c'est un cochon! déclara Françoise d'un air convaincu. On ne fait pas à une cousine la cochonnerie de la planter là, le ventre gros.

Mais, brusquement, saisie de colère:

—Attends, la Coliche! je vas te faire danser!… La voilà qui recommence, elle est enragée, cette bête, quand ça la tient!

D'une violente secousse, elle avait ramené la vache. A cet endroit, le chemin quittait le bord du plateau. La carriole disparut, tandis que tous deux continuèrent de marcher en plaine, n'ayant plus en face, à droite et à gauche, que le déroulement sans fin des cultures. Entre les labours et les prairies artificielles, le sentier s'en allait à plat, sans un buisson, aboutissant à la ferme, qu'on aurait cru pouvoir toucher de la main, et qui reculait, sous le ciel de cendre. Ils étaient retombés dans leur silence, ils n'ouvrirent plus la bouche, comme envahis par la gravité réfléchie de cette Beauce, si triste et si féconde.

Lorsqu'ils arrivèrent, la grande cour carrée de la Borderie, fermée de trois côtés par les bâtiments des étables, des bergeries et des granges, était déserte. Mais, tout de suite, sur le seuil de la cuisine, parut une jeune femme, petite, l'air effronté et joli.

—Quoi donc, Jean, on ne mange pas, ce matin?

—J'y vais, madame Jacqueline.

Depuis que la fille à Cognet, le cantonnier de Rognes, la Cognette comme on la nommait, quand elle lavait la vaisselle de la ferme à douze ans, était montée aux honneurs de servante-maîtresse, elle se faisait traiter en dame, despotiquement…

—Ah! c'est toi, Françoise, reprit-elle. Tu viens pour le taureau… Eh bien! tu attendras. Le vacher est à Cloyes, avec monsieur Hourdequin. Mais il va revenir, il devrait être ici.

Et, comme Jean se décidait à entrer dans la cuisine, elle le prit par la taille, se frottant à lui d'un air de rire, sans s'inquiéter d'être vue, en amoureuse gourmande qui ne se contentait pas du maître.

Françoise, restée seule, attendit patiemment, assise sur un banc de pierre, devant la fosse à fumier, qui tenait un tiers de la cour. Elle regardait sans pensée une bande de poules, piquant du bec et se chauffant les pattes sur cette large couche basse, que le refroidissement de l'air faisait fumer, d'une petite vapeur bleue. Au bout d'une demi-heure, lorsque Jean reparut, achevant une tartine de beurre, elle n'avait pas bougé. Il s'assit près d'elle, et comme la vache s'agitait, se battait de sa queue en meuglant, il finit par dire:

—C'est ennuyeux que le vacher ne rentre pas.

La jeune fille haussa les épaules. Rien ne la pressait. Puis, après un nouveau silence:

—Alors, Caporal, c'est Jean tout court qu'on vous nomme?

—Mais non, Jean Macquart.

—Et vous n'êtes pas de nos pays?

—Non, je suis Provençal, de Plassans, une ville, là-bas.

Elle avait levé les yeux pour l'examiner, surprise qu'on pût être de si loin.

—Après Solférino, continua-t-il, il y a dix-huit mois, je suis revenu d'Italie avec mon congé, et c'est un camarade qui m'a amené par ici… Alors, voilà, mon ancien métier de menuisier ne m'allait plus, des histoires m'ont fait rester à la ferme.

—Ah! dit-elle simplement, sans le quitter de ses grands yeux noirs.

Mais, à ce moment, la Coliche prolongea son meuglement désespéré de désir; et un souffle rauque vint de la vacherie, dont la porte était fermée.

—Tiens! cria Jean, ce bougre de César l'a entendue!… Écoute, il cause-là dedans… Oh! il connaît son affaire, on ne peut en faire entrer une dans la cour, sans qu'il la sente et qu'il sache ce qu'on lui veut…

Puis, s'interrompant:

—Dis donc, le vacher a dû rester avec monsieur Hourdequin… Si tu voulais, je t'amènerais le taureau. Nous ferions bien ça, à nous deux.

—Oui, c'est une idée, dit Françoise, qui se leva.

Il ouvrait la porte de la vacherie, lorsqu'il demanda encore:

—Et ta bête, faut-il l'attacher?

—L'attacher, non, non! pas la peine!… Elle est bien prête, elle ne bougera seulement point.

La porte ouverte, on aperçut, sur deux rangs, aux deux côtés de l'allée centrale, les trente vaches de la ferme, les unes couchées dans la litière, les autres broyant les betteraves de leur auge; et, de l'angle où il se trouvait, l'un des taureaux, un hollandais noir taché de blanc, allongeait la tête, dans l'attente de sa besogne.

Dès qu'il fut détaché, César, lentement, sortit. Mais tout de suite il s'arrêta, comme surpris par le grand air et le grand jour; et il resta une minute immobile, raidi sur les pieds, la queue nerveusement balancée, le cou enflé, le mufle tendu et flairant. La Coliche, sans bouger, tournait vers lui ses gros yeux fixes, en meuglant plus bas. Alors, il s'avança, se colla contre elle, posa la tête sur la croupe, d'une courte et rude pression; sa langue pendait, il écarta la queue, lécha jusqu'aux cuisses; tandis que, le laissant faire, elle ne remuait toujours pas, la peau seulement plissée d'un frisson. Jean et Françoise, gravement, les mains ballantes, attendaient.

Et, quand il fut prêt, César monta sur la Coliche, d'un saut brusque, avec une lourdeur puissante qui ébranla le sol. Elle n'avait pas plié, il la serrait aux flancs de ses deux jambes. Mais elle, une cotentine de grande taille, était si haute, si large pour lui, de race moins forte, qu'il n'arrivait pas. Il le sentit, voulut se remonter, inutilement.

—Il est trop petiot, dit Françoise.

—Oui, un peu, dit Jean. Ça ne fait rien, il entrera tout de même.

Elle hocha la tête; et, César tâtonnant encore, s'épuisant, elle se décida.

—Non, faut l'aider… S'il entre mal, ce sera perdu, elle ne retiendra pas.

D'un air calme et attentif, comme pour une besogne sérieuse, elle s'était avancée. Le soin qu'elle y mettait fonçait le noir de ses yeux, entr'ouvrait ses lèvres rouges, dans sa face immobile. Elle dut lever le bras d'un grand geste, elle saisit à pleine main le membre du taureau, qu'elle redressa. Et lui, quand il se sentit au bord, ramassé dans sa force, il pénétra d'un seul tour de reins, à fond. Puis, il ressortit. C'était fait: le coup de plantoir qui enfonce une graine. Solide, avec la fertilité impassible de la terre qu'on ensemence, la vache avait reçu, sans un mouvement, ce jet fécondant du mâle. Elle n'avait même pas frémi dans la secousse. Lui, déjà, était retombé, ébranlant de nouveau le sol.

Françoise, ayant retiré sa main, restait le bras en l'air. Elle finit par le baisser, en disant:

—Ça y est.

—Et raide! répondit Jean d'un air de conviction, où se mêlait un contentement de bon ouvrier pour l'ouvrage vite et bien fait.

Il ne songeait pas à lâcher une de ces gaillardises, dont les garçons de la ferme s'égayaient avec les filles qui amenaient ainsi leurs vaches. Cette gamine semblait trouver ça tellement simple et nécessaire, qu'il n'y avait vraiment pas de quoi rire, honnêtement. C'était la nature.

Mais, depuis un instant, Jacqueline se tenait de nouveau sur la porte; et, avec un roucoulement de gorge qui lui était familier, elle lança gaiement:

—Eh! la main partout! c'est donc que ton amoureux n'a pas d'oeil, à ce bout-là!

Jean ayant éclaté d'un gros rire, Françoise subitement devint toute rouge. Confuse, pour cacher sa gêne, tandis que César rentrait de lui-même à l'étable, et que la Coliche broutait un pied d'avoine poussé dans la fosse à fumier, elle fouilla ses poches, finit par sortir son mouchoir, en dénoua la corne, où elle avait serré les quarante sous de la saillie.

—Tenez! v'là l'argent! dit-elle. Bien le bonsoir!

Elle partit avec sa vache, et Jean, qui reprenait son semoir, la suivit, en disant à Jacqueline qu'il allait au champ du Poteau, selon les ordres que M. Hourdequin avait donnés pour la journée.

—Bon! répondit-elle. La herse doit y être.

Puis, comme le garçon rejoignait la petite paysanne, et qu'ils s'éloignaient à la file, dans l'étroit sentier, elle leur cria encore, de sa voix chaude et farceuse:

—Pas de danger, hein? si vous vous perdez ensemble: la petite connaît le bon chemin.

Derrière eux, la cour de la ferme redevint déserte. Ni l'un ni l'autre n'avaient ri, cette fois. Ils marchaient lentement, avec le seul bruit de leurs souliers butant contre les pierres. Lui, ne voyait d'elle que sa nuque enfantine, où frisaient de petits cheveux noirs, sous le bonnet rond. Enfin, au bout d'une cinquantaine de pas:

—Elle a tort d'attraper les autres sur les hommes, dit Françoise posément.
J'aurais pu lui répondre…

Et, se tournant vers le jeune homme, le dévisageant d'un air de malice:

—C'est vrai, n'est-ce pas? qu'elle en fait porter à monsieur Hourdequin, comme si elle était sa femme déjà… Vous en savez peut-être bien quelque chose, vous?

Il se troubla, il prit une mine sotte.

—Dame! elle fait ce qu'il lui plaît, ça la regarde.

Françoise, le dos tourné, s'était remise en marche.

—Ça, c'est vrai… Je plaisante, parce que vous pourriez être quasiment mon père, et que ça ne tire pas à conséquence… Mais, voyez-vous, depuis que Buteau a fait sa cochonnerie à ma soeur, j'ai bien juré que je me couperais plutôt les quatre membres que d'avoir un amoureux.

Jean hocha la tête, et ils ne parlèrent plus. Le petit champ du Poteau se trouvait au bout du sentier, à moitié chemin de Rognes. Quand il y fut, le garçon s'arrêta. La herse l'attendait, un sac de semence était déchargé dans un sillon. Il y remplit son semoir, en disant:

—Adieu, alors!

—Adieu! répondit Françoise. Encore merci!

Mais il fut pris d'une crainte, il se redressa et cria:

—Dis donc, si la Coliche recommençait… Veux-tu que je t'accompagne jusque chez toi?

Elle était déjà loin, elle se retourna, jeta de sa voix calme et forte, au travers du grand silence de la campagne:

—Non! non! inutile, plus de danger! elle a le sac plein!

Jean, le semoir noué sur le ventre, s'était mis à descendre la pièce de labour, avec le geste continu, l'envolée du grain; et il levait les yeux, il regardait Françoise décroître parmi les cultures, toute petite derrière sa vache indolente, qui balançait son grand corps. Lorsqu'il remonta, il cessa de la voir; mais, au retour, il la retrouva, rapetissée encore, si mince, qu'elle ressemblait à une fleur de pissenlit, avec sa taille fine et son bonnet blanc. Trois fois de la sorte, elle diminua; puis, il la chercha, elle avait dû tourner, devant l'église.

Deux heures sonnèrent, le ciel restait gris, sourd et glacé; et des pelletées de cendre fine paraissaient y avoir enseveli le soleil pour de longs mois, jusqu'au printemps. Dans cette tristesse, une tache plus claire pâlissait les nuages, vers Orléans, comme si, de ce côté, le soleil eût resplendi quelque part, à des lieues. C'était sur cette échancrure blême que se détachait le clocher de Rognes, tandis que le village dévalait, caché dans le pli invisible du vallon de l'Aigre. Mais, vers Chartres, au nord, la ligne plate de l'horizon gardait sa netteté de trait d'encre coupant un lavis, entre l'uniformité terreuse du vaste ciel et le déroulement sans bornes de la Beauce. Depuis le déjeuner, le nombre des semeurs semblait y avoir grandi. Maintenant, chaque parcelle de la petite culture avait le sien, ils se multipliaient, pullulaient comme de noires fourmis laborieuses, mises en l'air par quelque gros travail, s'acharnant sur une besogne démesurée, géante à côté de leur petitesse; et l'on distinguait pourtant, même chez les plus lointains, le geste obstiné, toujours le même, cet entêtement d'insectes en lutte avec l'immensité du sol, victorieux à la fin de l'étendue et de la vie.

Jusqu'à la nuit tombée, Jean sema. Après le champ du Poteau, ce fut celui des Rigoles et celui des Quatre-Chemins. Il allait, il venait, à longs pas rythmés dans les labours; et le blé de son semoir s'épuisait, la semence derrière lui fécondait la terre.II

La maison de maître Baillehache, notaire à Cloyes, était située rue Grouaise, à gauche, en allant à Châteaudun: une petite maison blanche d'un seul étage, au coin de laquelle était fixée la corde de l'unique réverbère qui éclairait cette large rue pavée, déserte en semaine, animée le samedi du flot des paysans venant au marché. De loin, on voyait luire les deux panonceaux, sur la ligne crayeuse des constructions basses; et, derrière, un étroit jardin descendait jusqu'au Loir.

Ce samedi-là, dans la pièce qui servait d'étude et qui donnait sur la rue, à droite du vestibule, le petit clerc, un gamin de quinze ans, chétif et pâle, avait relevé l'un des rideaux de mousseline, pour voir passer le monde. Les deux autres clercs, un vieux, ventru et très sale, un plus jeune, décharné, ravagé de bile, écrivaient sur une double table de sapin noirci, qui composait tout le mobilier, avec sept ou huit chaises et un poêle de fonte, qu'on allumait seulement en décembre, même lorsqu'il neigeait à la Toussaint. Les casiers dont les murs étaient garnis, les cartons verdâtres, cassés aux angles, débordant de dossiers jaunes, empoisonnaient la pièce d'une odeur d'encre gâtée et de vieux papiers mangés de poussière.

Et, cependant, assis côte à côte, deux paysans, l'homme et la femme, attendaient, dans une immobilité et une patience pleines de respect. Tant de papiers, et surtout ces messieurs écrivant si vite, ces plumes craquant à la fois, les rendaient graves, en remuant en eux des idées d'argent et de procès. La femme, âgée de trente-quatre ans, très brune, de figure agréable, gâtée par un grand nez, avait croisé ses mains sèches de travailleuse sur son caraco de drap noir, bordé de velours; et, de ses yeux vifs, elle fouillait les coins, avec l'évidente rêverie de tous les titres de biens qui dormaient là; tandis que l'homme, de cinq ans plus âgé, roux et placide, en pantalon noir et en longue blouse de toile bleue, toute neuve, tenait sur ses genoux son chapeau de feutre rond, sans que l'ombre d'une pensée animât sa large face de terre cuite, rasée soigneusement, trouée de deux gros yeux bleu-faïence, d'une fixité de boeuf au repos.

Mais une porte s'ouvrit, maître Baillehache, qui venait de déjeuner en compagnie de son beau-frère, le fermier Hourdequin, parut très rouge, frais encore pour ses cinquante-cinq ans, avec ses lèvres épaisses, ses paupières bridées, dont les rides faisaient rire continuellement son regard. Il portait un binocle et avait le continuel geste maniaque de tirer les longs poils grisonnants de ses favoris.

—Ah! c'est vous, Delhomme, dit-il. Le père Fouan s'est donc décidé au partage?

Ce fut la femme qui répondit.

—Mais oui, monsieur Baillehache… Nous avons tous rendez-vous, pour tomber d'accord et pour que vous nous disiez comment on fait.

—Bon, bon, Fanny, on va voir… Il n'est qu'une heure à peine, il faut attendre les autres.

Et le notaire causa un instant encore, demandant le prix du blé en baisse depuis deux mois, témoignant à Delhomme la considération amicale due à un cultivateur qui possédait une vingtaine d'hectares, un serviteur et trois vaches. Puis, il rentra dans son cabinet.

Les clercs n'avaient pas levé la tête, exagérant les craquements de leurs plumes; et, de nouveau, les Delhomme attendirent, immobiles. C'était une chanceuse, cette Fanny, d'avoir été épousée par un amoureux honnête et riche, sans même être enceinte, elle qui, pour sa part, n'espérait du père Fouan que trois hectares environ. Son mari, du reste, ne se repentait pas, car il n'aurait pu trouver une ménagère plus intelligente ni plus active, au point qu'il se laissait conduire en toutes choses, d'esprit borné, mais si calme, si droit, que souvent, à Rognes, on le prenait pour arbitre.

A ce moment, le petit clerc, qui regardait dans la rue, étouffa un rire entre ses doigts, en murmurant à son voisin, le vieux, ventru et très sale:

—Oh! Jésus-Christ!

Vivement, Fanny s'était penchée à l'oreille de son homme.

—Tu sais, laisse-moi faire… J'aime bien papa et maman, mais je ne veux pas qu'ils nous volent; et méfions-nous de Buteau et de cette canaille d'Hyacinthe.

Elle parlait de ses deux frères, elle avait vu par la fenêtre arriver l'aîné, cet Hyacinthe que tout le pays connaissait sous le surnom de Jésus-Christ: un paresseux et un ivrogne, qui, à son retour du service, après avoir fait les campagnes d'Afrique, s'était mis à battre les champs, refusant tout travail régulier, vivant de braconnage et de maraude, comme s'il eût rançonné encore un peuple tremblant de Bédouins.

Un grand gaillard entra, dans toute la force musculeuse de ses quarante ans, les cheveux bouclés, la barbe en pointe, longue et inculte, avec une face de Christ ravagé, un Christ soûlard, violeur de filles et détrousseur de grandes routes. Depuis le matin à Cloyes, il était gris déjà, le pantalon boueux, la blouse ignoble de taches, une casquette en loques renversée sur la nuque; et il fumait un cigare d'un sou, humide et noir, qui empestait. Cependant, au fond de ses beaux yeux noyés, il y avait de la goguenardise pas méchante, le coeur ouvert d'une bonne crapule.

—Alors, le père et la mère ne sont pas encore là? demanda-t-il.

Et, comme le clerc maigre, jauni de bile, lui répondait rageusement d'un signe de tête négatif, il resta un instant le regard au mur, tandis que son cigare fumait tout seul dans sa main. Il n'avait pas eu un coup d'oeil pour sa soeur et son beau-frère, qui, eux-mêmes, ne paraissaient pas l'avoir vu entrer. Puis, sans ajouter un mot, il sortit, il alla attendre sur le trottoir.

—Oh! Jésus-Christ! oh! Jésus-Christ! répéta en faux bourdon le petit clerc, le nez vers la rue, l'air de plus en plus amusé du sobriquet qui éveillait en lui des histoires drôles.

Mais cinq minutes à peine se passèrent, les Fouan arrivèrent enfin, deux vieux aux mouvements ralentis et prudents. Le père, jadis très robuste, âgé de soixante-dix ans aujourd'hui, s'était desséché et rapetissé dans un travail si dur, dans une passion de la terre si âpre, que son corps se courbait, comme pour retourner à cette terre, violemment désirée et possédée. Pourtant, sauf les jambes, il était gaillard encore, bien tenu, ses petits favoris blancs, en pattes de lièvre correctes, avec le long nez de la famille qui aiguisait sa face maigre, aux plans de cuir coupés de grands plis. Et, dans son ombre, ne le quittant pas d'une semelle; la mère, plus petite, semblait être restée grasse, le ventre gros d'un commencement d'hydropisie, le visage couleur d'avoine, troué d'yeux ronds, d'une bouche ronde, qu'une infinité de rides serraient ainsi que des bourses d'avare. Stupide, réduite dans le ménage à un rôle de bête docile et laborieuse, elle avait toujours tremblé devant l'autorité despotique de son mari.

—Ah! c'est donc vous! s'écria Fanny, qui se leva.

Delhomme avait également quitté sa chaise. Et, derrière les vieux, Jésus-Christ venait de reparaître, se dandinant, sans une parole. Il écrasa le bout de son cigare pour l'éteindre, puis fourra le fumeron empesté dans une poche de sa blouse.

—Alors, nous y sommes, dit Fouan. Il ne manque que Buteau… Jamais à l'heure, jamais comme les autres, ce bougre-là!

—Je l'ai vu au marché, déclara Jésus-Christ d'une voix enrouée par l'eau-de-vie. Il va venir.

Buteau, le cadet, âgé de vingt-sept ans, devait ce surnom à sa mauvaise tête, continuellement en révolte, s'obstinant dans des idées à lui, qui n'étaient celles de personne. Même gamin, il n'avait pu s'entendre avec ses parents; et, plus tard, après avoir tiré un bon numéro, il s'était sauvé de chez eux, pour se louer, d'abord à la Borderie, ensuite à la Chamade.

Mais, comme le père continuait de gronder, il entra, vif et gai. Chez lui, le grand nez des Fouan s'était aplati, tandis que le bas de la figure, les maxillaires s'avançaient en mâchoires puissantes de carnassier. Les tempes fuyaient, tout le haut de la tête se resserrait et, derrière le rire gaillard de ses yeux gris, il y avait déjà de la ruse et de la violence. Il tenait de son père le désir brutal, l'entêtement dans la possession, aggravés par l'avarice étroite de la mère. A chaque querelle, lorsque les deux vieux l'accablaient de reproches, il leur répondait: «Fallait pas me faire comme ça!»

—Dites donc, il y a cinq lieues de la Chamade à Cloyes, répondit-il aux grognements. Et puis, quoi? j'arrive en même temps que vous… Est-ce qu'on va encore me tomber sur le dos?

Maintenant, tous se disputaient, criaient de leurs voix perçantes et hautes, habituées au plein vent, débattaient leurs affaires, absolument comme s'ils se fussent trouvés chez eux. Les clercs, incommodés, leur jetaient des regards obliques, lorsque le notaire vint au bruit, ouvrant de nouveau la porte de son cabinet.

—Vous y êtes tous? Allons, entrez!

Ce cabinet donnait sur le jardin, la mince bande de terre qui descendait jusqu'au Loir, dont on apercevait, au loin, les peupliers sans feuilles. Ornant la cheminée, il y avait une pendule de marbre noir, entre des paquets de dossiers; et rien autre que le bureau d'acajou, un cartonnier et des chaises.

Tout de suite, M. Baillehache s'était installé à ce bureau, comme à un tribunal; tandis que les paysans, entrés à la queue, hésitaient, louchaient en regardant les sièges, avec l'embarras de savoir où et comment ils devaient s'asseoir.

—Voyons, asseyez-vous!

Alors, poussés par les autres, Fouan et Rose se trouvèrent au premier rang, sur deux chaises; Fanny et Delhomme se mirent derrière, également côte à côte; pendant que Buteau s'isolait dans un coin, contre le mur, et qu'Hyacinthe, seul, restait debout, devant la fenêtre, dont il bouchait le jour de ses larges épaules. Mais le notaire, impatienté, l'interpella familièrement.

—Asseyez-vous donc, Jésus-Christ!

Et il dut entamer l'affaire le premier.

—Ainsi, père Fouan, vous vous êtes décidé à partager vos biens de votre vivant entre vos deux fils et votre fille?

Le vieux ne répondit point, les autres demeurèrent immobiles, un grand silence se fit. D'ailleurs, le notaire, habitué à ces lenteurs, ne se hâtait pas, lui non plus. Sa charge était dans la famille depuis deux cent cinquante ans; les Baillehache de père en fils s'étaient succédé à Cloyes, d'antique sang beauceron, prenant de leur clientèle paysanne la pesanteur réfléchie, la circonspection sournoise qui noient de longs silences et de paroles inutiles le moindre débat. Il avait ouvert un canif, il se rognait les ongles.

—N'est-ce pas? il faut croire que vous vous êtes décidé, répéta-t-il enfin, les yeux fixés sur le vieux.

Celui-ci se tourna, eut un regard sur tous, avant de dire, en cherchant les mots:

—Oui, ça se peut bien, monsieur Baillehache… Je vous en avais parlé à la moisson, vous m'aviez dit d'y penser davantage; et j'y ai pensé encore, et je vois qu'il va falloir tout de même en venir là.

Il expliqua pourquoi, en phrases interrompues, coupées de continuelles incidentes. Mais ce qu'il ne disait pas, ce qui sortait de l'émotion refoulée dans sa gorge, c'était la tristesse infinie, la rancune sourde, le déchirement de tout son corps, à se séparer de ces biens si chaudement convoités avant la mort de son père, cultivés plus tard avec un acharnement de rut, augmentés ensuite lopins à lopins, au prix de la plus sordide avarice. Telle parcelle représentait des mois de pain et de fromage, des hivers sans feu, des étés de travaux brûlants, sans autre soutien que quelques gorgées d'eau. Il avait aimé la terre en femme qui tue et pour qui on assassine. Ni épouse, ni enfants, ni personne, rien d'humain: la terre! Et voilà qu'il avait vieilli, qu'il devait céder cette maîtresse à ses fils, comme son père la lui avait cédée à lui-même, enragé de son impuissance.

—Voyez-vous, monsieur Baillehache, il faut se faire une raison, les jambes ne vont plus, les bras ne sont guère meilleurs, et, dame! la terre en souffre… Ça aurait encore pu marcher, si l'on s'était entendu avec les enfants…

Il jeta un coup d'oeil sur Buteau et sur Jésus-Christ, qui ne bougèrent pas, les yeux au loin, comme à cent lieues de ce qu'il disait.

—Mais, quoi? voulez-vous que je prenne du monde, des étrangers qui pilleront chez nous? Non, les serviteurs, ça coûte trop cher, ça mange le gain, au jour d'aujourd'hui… Moi, je ne peux donc plus. Cette saison, tenez! des dix-neuf setiers que je possède, eh bien! j'ai eu à peine la force d'en cultiver le quart, juste de quoi manger, du blé pour nous et de l'herbe pour les deux vaches… Alors, ça me fend le coeur, de voir cette bonne terre qui se gâte. Oui, j'aime mieux tout lâcher que d'assister à ce massacre.

Sa voix s'étrangla, il eut un grand geste de douleur et de résignation. Près de lui, sa femme, soumise, écrasée par plus d'un demi-siècle d'obéissance et de travail, écoutait.

—L'autre jour, continua-t-il, en faisant ses fromages, Rose est tombée le nez dedans. Moi, ça me casse, rien que de venir en carriole au marché… Et puis, la terre, on ne l'emporte pas avec soi, quand on s'en va. Faut la rendre, faut la rendre… Enfin, nous avons assez travaillé, nous voulons crever tranquilles… N'est-ce pas, Rose?

—C'est ça même, comme le bon Dieu nous voit! dit la vieille.

Un nouveau silence régna, très long. Le notaire achevait de se couper les ongles. Il finit par remettre le canif sur son bureau, en disant:

—Oui, ce sont des raisons raisonnables, on est souvent forcé de se résoudre à la donation… Je dois ajouter qu'elle offre une économie aux familles, car les droits d'héritage sont plus forts que ceux de la démission de biens…

Buteau, dans son affectation d'indifférence, ne put retenir ce cri:

—Alors, c'est vrai, monsieur Baillehache?

—Mais sans doute. Vous allez y gagner quelques centaines de francs.

Les autres s'agitèrent, le visage de Delhomme lui-même s'éclaira, tandis que le père et la mère partageaient aussi cette satisfaction. C'était entendu, l'affaire était faite, du moment que ça coûtait moins.

—Il me reste à vous présenter les observations d'usage, ajouta le notaire. Beaucoup de bons esprits blâment la démission de biens, qu'ils regardent comme immorale, car ils l'accusent de détruire les liens de famille… On pourrait, en effet, citer des faits déplorables, les enfants se conduisent des fois très mal, lorsque les parents se sont dépouillés…

Les deux fils et la fille l'écoutaient, la bouche ouverte, avec des battements de paupières et un frémissement des joues.

—Que papa garde tout, s'il a ces idées! interrompit sèchement Fanny, très susceptible.

—Nous avons toujours été dans le devoir, dit Buteau.

—Et ce n'est pas le travail qui nous fait peur, déclara Jésus-Christ.

D'un geste, M. Baillehache les calma.

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