- W empik go
Les Milliards d’Arsène Lupin - ebook
Les Milliards d’Arsène Lupin - ebook
L’organisation secrète, que s’appele Maffia, les pires crimes, les meurtres, les tournures des événements, une jolie femme avec sa histoire tragique, un jeu du chat et de la souris entre Lupin et policiers... Rien ne manque à le sujet qui fait le héros exceptionnel. Lupin, il est amoureaux, il avait courtisé la jolie femme isolée et séduisante. Quelques mois de bonheur, et puis – la rupture déchirante... Pourquoi nous sommes moins sûr d’Arsène Lupin dans l’action?
Kategoria: | Kryminał |
Język: | Inny |
Zabezpieczenie: |
Watermark
|
ISBN: | 978-83-8115-801-5 |
Rozmiar pliku: | 2,2 MB |
FRAGMENT KSIĄŻKI
Paule Sinner
James Mac Allermy, fondateur et directeur de Allô-Police, le plus grand journal de criminologie des États-Unis, venait d’entrer, en fin d’après-midi, dans la salle de rédaction. Entouré par quelques-uns de ses collaborateurs, il leur disait son opinion – encore bien incertaine d’ailleurs – relative à l’abominable crime commis, la veille, sur trois jeunes enfants, et que l’opinion publique, révoltée par ses circonstances particulières, avait aussitôt baptisé le « massacre des trois jumeaux ».
Après quelques minutes de considérations sur la criminalité vis-à-vis de l’enfance en général, et sur le forfait de la veille en particulier, James Mac Allermy se tourna vers Patricia Johnston, sa secrétaire, qui, mêlée aux rédacteurs, l’écoutait :
– Patricia, c’est l’heure du courrier. Toutes les lettres sont-elles prêtes pour la signature ? Passons dans mon bureau, voulez-vous ?
– Tout est prêt, monsieur… Mais…
Patricia s’interrompit. Prêtant l’oreille à un bruit insolite, elle acheva :
– … il y a quelqu’un dans votre bureau, monsieur Mac Allermy !
Le directeur eut un haussement d’épaules.
– Quelqu’un dans mon bureau ? C’est impossible ! La porte sur l’antichambre est fermée au verrou.
– Mais votre entrée particulière, monsieur ?
Allermy sourit en tirant une clef de sa poche.
– La clef ne me quitte pas, la voici. Vous rêvez, Patricia… Voyons, allons travailler… vous m’excusez, Fildes, je vous fais attendre !
Il avait mis la main familièrement sur l’épaule d’un de ses assistants, non pas un de ses rédacteurs mais un de ses amis personnels, Fildes, qui venait presque chaque jour lui rendre visite au journal.
– Prenez votre temps, James Allermy, dit Frédéric Fildes, homme de loi et attorney. Je ne suis pas pressé et je sais ce que c’est que l’heure du courrier.
– Allons-y, dit Mac Allermy. Au revoir, messieurs, à demain, tâchez de vous documenter sur le crime.
D’un signe de tête, il prit congé de ses collaborateurs et, suivi de sa secrétaire et de Frédéric Fildes, il sortit de la salle de rédaction et, traversant un couloir, ouvrit la porte de son bureau directorial.
La vaste pièce, élégamment meublée, était vide.
– Vous voyez, Patricia. Il n’y a personne ici.
– Oui, répondit la secrétaire, mais constatez, monsieur, que cette porte, tout à l’heure fermée, est ouverte à présent.
Elle désignait une porte qui, du bureau, donnait dans une pièce plus petite où se trouvait le coffre-fort.
– Patricia, depuis ce coffre-fort jusqu’à la sortie dérobée qui ouvre sur la rue et par où je passe quelquefois, il y a deux cents mètres de couloirs et d’escaliers, coupés de treize portes et de cinq grilles toutes verrouillées et cadenassées. Personne n’a pu utiliser cette issue.
Patricia réfléchissait, ses fins sourcils légèrement froncés. C’était une grande jeune femme élancée, d’allure harmonieuse et souple, indiquant la pratique des sports. Son visage, un peu irrégulier, un peu court peut-être, n’était pas d’une beauté classique mais, avec un teint sans fard, d’une pureté mate et comme transparente, avec sa bouche grande, bien dessinée, aux lèvres naturellement rouges, entrouvertes sur des dents éclatantes, avec son front large et intelligent sous les ondes de la chevelure où l’or et le bronze se mêlaient, avec ses yeux surtout, longs, gris vert, entre d’épais cils sombres, un incomparable charme en émanait : un charme profond et presque mystérieux quand Patricia était grave, mais qui devenait léger et en quelque sorte enfantin quand elle se laissait aller à un accès de franche gaieté. Et tout en elle respirait la santé, l’équilibre physique et moral, l’énergie, le goût de vivre. Elle était de ces femmes qui ne mentent pas et ne déçoivent pas, qui créent la sympathie et la confiance, qui suscitent l’amitié et l’amour.
Par une habitude qu’elle avait prise peu à peu auprès de Mac Allermy et qui était devenue un réflexe, elle jeta un coup d’œil circulaire autour de la pièce pour s’assurer que rien n’y avait été dérangé depuis qu’elle y avait mis de l’ordre.
Un détail la frappa.
Sur un bloc-notes, posé sur le bureau et qu’elle voyait en sens inverse, elle lisait deux mots écrits au crayon. L’un était un prénom : Paule, l’autre, qu’elle déchiffra moins aisément, un nom : Sinner. Donc, Paule Sinner. Il s’agissait d’une femme.
Pas un instant, Patricia, qui connaissait les mœurs sévères de Mac Allermy, n’admit qu’une femme pût être entrée dans l’existence de celui-ci et moins encore qu’il en inscrivît le nom ouvertement dans son bureau directorial.
Mais alors, que signifiait Paule Sinner ?
Mac Allermy, qui l’observait, sourit :
– À la bonne heure, Patricia, rien ne vous échappe. Mais l’explication est simple : c’est le titre d’un roman français qu’un traducteur m’a apporté aujourd’hui et qui me plaît assez. Paule Sinner est le nom de l’héroïne. En français le titre frappe davantage : Paule la Pécheresse.
Patricia eut l’impression que Mac Allermy ne donnait pas une explication exacte. Mais pouvait-elle en demander une autre ?
À ce moment, coupant ses réflexions, l’électricité s’éteignit soudain, les plongeant dans l’obscurité.
– Ne vous dérangez pas, monsieur, c’est un plomb qui a sauté. Je m’y connais. Je vais réparer ça, dit Patricia.
À tâtons, elle gagna l’antichambre qui précédait le bureau de Mac Allermy et qui s’ouvrait sur un palier au troisième étage de l’escalier privé de la direction. Des ampoules, restées allumées au rez-de-chaussée, mettaient dans l’ombre une lueur diffuse. Dans un étroit réduit servant de débarras, la jeune femme prit une légère échelle double à six marches et, la dépliant, la dressa contre le mur. Elle y monta, crut entendre, provenant de quelque part dans l’ombre un bruit léger et soudain une angoisse lui serra le cœur…
« Il » était là, elle n’en doutait pas, il était là, caché dans la demi-obscurité, prêt à l’attaque comme un fauve guettant sa proie…
C’était un être mystérieux, équivoque, menaçant. Elle ne l’avait jamais vu, mais elle savait son existence ; elle savait qu’il était le secrétaire particulier de Mac Allermy, un secrétaire qui ne se montrait pas, qui était aussi un garde du corps, un espion, un factotum, homme à tout faire aux attributions secrètes et diverses, homme énigmatique, homme sournois, homme dangereux, homme de ténèbres, dont Patricia devinait sans cesse autour d’elle la présence et la convoitise, qui l’inquiétait et parfois, malgré sa vaillance, la terrifiait.
Sur son échelle, le cœur battant, elle écoutait… Non, rien !… Elle s’était trompée sans doute… Elle domina son émoi, essaya de sourire et se mit à sa besogne.
Elle enleva le plomb, remplaça le fil rompu, en ajusta un autre, et répara le coupe-circuit. La lumière jaillit, voilée à demi par le verre dépoli de l’ampoule.
Alors se produisit l’assaut. L’être, de l’ombre où il était embusqué, surgit juste au-dessous de Patricia. Deux mains saisirent les genoux de la jeune femme. Patricia chancela sur son échelle et, perdant presque connaissance, sans pouvoir jeter un cri, glissa et tomba dans les bras ouverts qui l’étreignirent et la maintinrent dans sa chute sur le parquet où elle se trouva étendue sans voix et sans mouvement.
Patricia se rendit compte que l’assaillant était très grand et d’une force irrésistible. Dans une réaction presque immédiate elle tenta de se débattre, ce fut en vain. L’étreinte l’immobilisa comme une proie vaincue d’avance.
Et, tout en la maintenant, l’homme chuchotait à son oreille :
– Ne résiste pas, Patricia, à quoi bon ? N’appelle pas !… Le vieux Mac Allermy pourrait t’entendre, et que penserait-il de te voir entre mes bras ? Il croirait à notre accord. Et il aurait raison. Nous sommes faits, toi et moi, pour nous accorder. Tous les deux nous voulons satisfaire nos ambitions, gagner de l’argent, gagner le pouvoir, et le plus vite possible. Mais tu perds ton temps, Patricia. Ce n’est pas parce que tu es la maîtresse du fils Allermy que tu arriveras à quelque chose. Allermy junior n’est qu’un crétin, un incapable. Quant au vieux, il se range plus ou moins dans la même catégorie. En outre, il est en train d’organiser avec son ami Fildes, qui lui ressemble, une affaire énorme… oui… où il se cassera les reins. Patricia, si nous savons manœuvrer, toi et moi, avant six mois, le journal Allô-Police nous tombe dans les mains, et tous les deux nous saurons en tirer des dollars et des dollars, des dollars par centaines de mille ! Abonnements, annonces, scandales, chantages, il y a tout là-dedans. Seulement, faut savoir s’en servir. Et moi je saurai ! Mais voilà, je t’aime, Patricia. C’est une force et une faiblesse. Aide-moi à devenir le maître, le maître capable de tout, de tous les crimes et de tous les triomphes que tu partageras avec moi ! À nous deux, nous dominerons le monde. Tu comprends, n’est-ce pas ? Tu acceptes ?
Elle balbutia, éperdue :
– Laissez-moi… laissez-moi maintenant. Nous parlerons de tout cela plus tard… À un autre moment. Quand nous ne pourrons pas être entendus, surpris…
– Alors, il me faut une preuve de notre accord… de ta bonne volonté… Un baiser et je te laisse.
Patricia s’affolait. L’homme sentait l’alcool ; elle devinait son visage grimaçant tout contre son visage à elle. Des lèvres enfiévrées se posaient sur son cou ou sur ses joues, cherchant ses lèvres qu’elle détournait… et toujours cette voix près de son oreille :
– Je t’aime, Patricia. Comprends-tu ce que c’est qu’un amour qui doublerait une association comme celle que nous pourrions former, toi et moi. Les deux Allermy, ce sont des incapables, des fantoches… Moi, ce sont toutes tes ambitions que je devine, que je sais, réalisées, dépassées. Aime-moi, Patricia. Il n’y a pas au monde un autre homme de ma qualité, de ma puissance cérébrale, qui ait ma volonté, mon énergie. Ah ! tu faiblis, Patricia, tu m’écoutes, tu es troublée…
Il disait vrai. Malgré sa révolte et son dégoût, elle subissait un désarroi, un vertige bizarre, qui l’entraînait vers le plus effroyable dénouement.
L’homme eut un ricanement sourd.
– Allons, tu consens, Patricia… Tu ne peux plus résister. Tu es au bord du gouffre. Pauvre petite, ce n’est pas parce que tu es une femme, ne crois pas ça !… Tout le monde devant moi éprouve ce désarroi, cette détresse. Ma volonté domine, renverse l’obstacle, le brise… Et on est presque heureux, n’est-ce pas, de remettre entre mes mains sa destinée. Avoue-le… Et n’aie pas peur. Je ne suis pas méchant, quoique mes camarades et mes ennemis – des amis, je n’en ai pas – m’appellent « The Rough »… Le Sauvage, l’Implacable, le Sans-Merci…
Patricia était perdue. Qui aurait pu la sauver ?
Soudain les mains impitoyables se dénouèrent. Le Sauvage étouffa une plainte, plainte d’affreuse douleur.
– Qu’est-ce ? Qui êtes-vous ? gémit-il, torturé.
Une voix basse et railleuse répondit :
– Un gentleman, chauffeur et ami de M. Fildes. Il compte sur moi pour le conduire à Long Island, chez des parents à lui où il doit dîner… et peut-être coucher. Alors, comprends-tu ? Je passais par ici quand j’ai entendu ton discours. Tu parles bien, Sauvage. Seulement, tu te trompes quand tu prétends être au-dessus de tous.
– Je ne me trompe pas, gronda l’autre sourdement.
– Si. Tu as un maître.
– Un maître, moi ?… Nomme-le… Un maître, moi ?… Ce ne pourrait être qu’Arsène Lupin. Serais-tu Arsène Lupin par hasard ?
– Je suis celui qui interroge mais qu’on n’interroge pas.
L’autre réfléchissait. Il murmura d’une voix altérée :
– Après tout, pourquoi pas ? Je sais qu’il est à New York et qu’il manigance je ne sais quoi avec Allermy, Fildes et Cie. Et puis c’est si bien dans sa manière cette torsion des bras. Un truc à lui qui casse les plus costauds… Alors, tu es Lupin ?
– Ne t’occupe pas de tout ça. Lupin ou non, je suis ton maître, obéis.
– Moi, obéir ? Tu es dingo. Lupin ou non, mes actes ne te regardent pas ! Fildes est dans le bureau d’Allermy. Va le retrouver ! Fiche-moi la paix.
– D’abord, laisse tranquille cette femme ! Va-t’en !
– Non !…
Et la lourde main s’abattit de nouveau sur Patricia.
– Non !… Alors tant pis pour toi. Je recommence.
Le Sauvage poussa un profond gémissement d’angoisse et de douleur. Il semblait qu’on lui arrachait la vie. Ses bras se détendirent. Il bascula par terre comme un pantin désarticulé.
Le mystérieux sauveur de Patricia aida celle-ci à se relever. Debout contre lui, encore haletante et frémissante, elle murmura :
– Prenez garde ! cet homme est très dangereux.
– Vous le connaissez ?
– Je ne sais pas son nom. Je ne l’avais jamais vu. Mais il me poursuit, j’ai peur de lui !
– Quand vous serez en péril, appelez-moi. Si je suis à portée de vous entendre je vous défendrai. Tenez, laissez-moi vous offrir ce petit sifflet d’argent, c’est un sifflet enchanté, on l’entend à travers l’étendue… En cas de danger, sifflez sans relâche. Je viendrai… Et sans relâche méfiez-vous du Sauvage. C’est le pire des bandits. Mon devoir serait de le livrer immédiatement à la justice. Mais on néglige ces sortes de devoirs… et bien à tort !
Il inclina sa haute taille souple et, avec un sourire mondain sur son visage fin, baisa la main de Patricia avec une courtoise galanterie.
– Est-ce que vraiment vous seriez Arsène Lupin ? chuchota-t-elle, essayant de bien voir ses traits.
– Que vous importe ! Vous ne voulez pas accepter sa protection ?
– Oh si ! mais j’aimerais savoir…
– Curiosité inutile.
Sans insister, elle retourna dans le bureau du directeur de Allô-Police et s’excusa de sa longue absence ; elle avait eu un malaise.
– Maintenant fini, n’est-ce pas ? demanda avec sollicitude Mac Allermy. Oui, je vois que les couleurs vous reviennent.
Et il ajouta sur un autre ton :
– Nous allons pouvoir parler un peu. J’ai des choses très sérieuses à vous dire !
Devant ce rappel à l’ordre tout amical, Patricia, secouant son trouble, redevint lucide et calme ; elle s’assit dans le fauteuil que Mac Allermy lui offrait et le regarda, attendant la suite. Il reprit après un petit silence :
– Patricia, depuis votre entrée dans la maison, il y a une dizaine d’années, vous avez passé par tous les services subalternes. Savez-vous pourquoi je vous ai choisie, voici maintenant cinq ans, comme secrétaire de la direction ?
– Sans doute parce que vous m’en jugiez digne, monsieur.
– Évidemment, mais vous n’étiez pas la seule. Il y a d’autres raisons.
– Puis-je vous demander lesquelles ?
– D’abord, vous êtes belle. Et j’aime la beauté. Ne vous offusquez pas si je parle ainsi devant mon ami Fildes. Je n’ai pas de secret pour lui. D’autre part, il y a eu un drame dans votre vie, un drame que j’ai suivi de près. Mon fils, Henri, a profité de votre situation et s’est insinué auprès de vous. Vous étiez très jeune, isolée dans la vie. Il vous a promis le mariage. Vous n’avez pas su résister, il vous a séduite. Après quoi il vous a abandonnée, se croyant quitte envers vous par l’offre d’une somme d’argent, que vous avez refusée d’ailleurs. Et il a épousé une jeune fille riche, ayant de puissantes relations.
Patricia, toute rougissante, cachant son visage dans ses mains, balbutia :
– Ne continuez pas, monsieur Allermy. Je suis si honteuse de ma faute ! J’aurais dû me tuer…
– Vous tuer, parce qu’un jeune misérable s’était joué de vous !
– Ne parlez pas ainsi de votre fils, je vous en prie…
– Vous l’aimez encore ?
– Non. Mais j’ai pardonné.
Allermy eut un mouvement violent.
– Moi, je n’ai pas pardonné. La faute incombe à mon fils !… C’est pourquoi je vous ai appelée auprès de moi comme collaboratrice.
– Ce fut à vos yeux une réparation ?
– Oui.
Patricia releva son visage vers lui, le regarda en face.
– Si j’avais su, j’aurais refusé, comme j’ai refusé l’argent que votre fils m’offrait, dit-elle avec amertume.
– Comment auriez-vous vécu ?
– Comme je l’avais déjà fait, monsieur, en travaillant… En travaillant au sortir d’ici, le soir, dans une autre place, et le matin avant d’arriver, en faisant des copies pour une troisième maison. Il n’y a pas d’être au monde bien portant et courageux qui ne puisse vivre, Dieu merci, par son travail !
Allermy fronça le sourcil.
– Vous êtes très orgueilleuse.
– Très orgueilleuse, c’est vrai.
– Et ambitieuse aussi.
– Aussi, dit-elle avec calme.
Il y eut encore un court silence et le directeur de Allô-Police reprit :
– Tout à l’heure, j’ai trouvé sur ce bureau un article de vous à propos de cet horrible crime d’hier dont nous parlions dans la rédaction, le massacre des trois jumeaux.
Patricia changea de figure et de ton ; elle fut le débutant anxieux de l’opinion de son juge.
– Vous avez eu la bonté de le lire, monsieur ?
– Oui.
– Il vous convient ?
Le directeur hocha la tête.
– Tout ce que vous dites sur ce crime, sur les motifs qui l’ont suscité, sur l’homme que vous croyez coupable, est probablement juste, en tout cas très ingénieux, très logique. Vous faites preuve de réelles qualités de discernement et d’imagination.
– Alors, vous le publiez ? demanda la jeune femme ravie.
– Non.
Elle sursauta.
– Pourquoi, monsieur ? fit-elle d’une voix légèrement altérée.
– Parce qu’il est mauvais !
– Mauvais ! Mais vous disiez…
– Mauvais en tant qu’article, oui, expliqua Allermy. Voyez-vous, mademoiselle, ce qui fait la valeur, à mes yeux, d’un reportage criminel, ce n’est pas la somme de déductions, de suggestions et de vérités qu’il comporte. C’est uniquement la manière dont tout cela est présenté.
– Je ne comprends pas bien, dit Patricia.
– Vous allez comprendre. Supposons…
Il s’interrompit. Sans aucun doute il regrettait de s’être lancé dans des explications. Il acheva pourtant en abrégeant :
– Supposons que je sois, moi, Mac Allermy, mêlé à quelque aventure ténébreuse qui me conduise, par impossible, à être assassiné cette nuit. Eh bien, si les circonstances voulaient que vous fussiez chargée de raconter ce fait divers, il faudrait que votre récit mît en relief cette entrevue même que nous avons à présent, et donnât à cette entrevue un caractère pathétique où le lecteur sentît déjà les prémices du redoutable dénouement. Il faudrait que l’intensité de l’impression allât en croissant jusqu’à la dernière ligne. Tout l’art du journaliste et du romancier se trouve dans la préparation du drame, dans sa mise en scène, dans l’indication des premières péripéties, dans ce quelque chose qui fait que le lecteur est pris tout de suite. Pris par quoi ? Je ne puis vous le dire. C’est le secret du talent. Si vous n’avez pas en vous-même cette vocation secrète de vous emparer de l’attention par des mots, faites des robes ou des corsets, mais pas de romans, ni d’articles. Vous comprenez, Patricia Johnston ?
– Je comprends, monsieur, que je dois travailler d’abord comme une apprentie.
– C’est cela même. Il y a de bons éléments dans votre article, mais présentés par une petite fille à l’école. Rien n’est en valeur, rien n’est au point. Récrivez-le, écrivez-en d’autres. Je les lirai… et les refuserai jusqu’au jour où vous aurez attaqué un article de la bonne manière.
Il ajouta, en riant :
– J’espère que ce ne sera pas à mon sujet et pour éclaircir un mystère criminel me concernant.
Patricia le regarda avec inquiétude et, vivement, d’un ton où perçait l’affection qu’elle éprouvait pour l’homme près de qui elle travaillait depuis des années, elle lui dit :
– Vous me bouleversez, monsieur, est-ce que vraiment vous prévoyez ?…
– Rien, absolument rien de précis… Mais le genre même de mon journal me met en relations avec un monde assez spécial, et certains articles que nous publions m’exposent à des rancunes, à des vengeances. Ce sont les risques du métier. N’en parlons plus. Parlons de vous, Patricia, de votre situation, de votre avenir. Vous me rendez de grands services et, afin que vous ayez une sécurité matérielle pouvant vous faciliter la vie et vous permettre d’arriver, j’ai signé un chèque de deux mille dollars que vous toucherez à la caisse.
– C’est beaucoup trop, monsieur.
– Beaucoup trop peu, étant donné ce que vous faites pour moi et vos possibilités d’avenir.
– Mais si j’échoue ?
– Ce n’est pas possible.
– Vous avez à ce point confiance en moi ?
– Plus encore ! J’ai en vous une confiance absolue. Je veux vous parler à cœur ouvert et de choses très intimes. Patricia, voyez-vous, il arrive pour l’homme un âge où l’on a besoin de sensations plus fortes, d’ambitions plus vastes et plus complexes. Nous en sommes là, mon ami Fildes et moi. Et pour créer dans notre existence trop souvent monotone un intérêt nouveau et puissant, nous avons mis sur pied une œuvre considérable, inédite et captivante, qui réclame toute notre expérience, toute notre activité et qui satisfait en même temps nos instincts combatifs et notre souci de haute moralité. Le but que nous voulons atteindre est grandiose, conforme à nos âmes de vieux puritains austères que le mal révolte, quelles que soient ses manifestations. Bientôt, je vous mettrai au courant de la nature de cette œuvre, Patricia, car vous êtes digne de participer aux luttes de nos ambitions. Fildes et moi, nous allons d’ici peu nous rendre en France pour l’accomplissement de nos plans. Venez avec nous. J’ai l’habitude de vos services ; votre collaboration constante et votre présence me sont nécessaires plus que jamais. Ce sera, si vous le voulez bien, notre voyage… notre voyage…
Il hésitait, très embarrassé, ne sachant comment finir sa phrase ou, plutôt, n’osant pas la finir. Il prit les deux mains de la jeune femme entre les siennes, et, presque timidement, acheva à voix basse.
– Notre voyage de noces, Patricia.
Patricia demeura stupéfaite, doutant d’avoir bien entendu, tellement cette demande, que rien ne lui avait fait prévoir, était inattendue, touchante aussi par sa soudaineté maladroite et sincère. Elle en concevait une telle émotion, une telle fierté que, sans pouvoir retenir ses larmes, elle se jeta dans les bras du vieillard.
– Merci !… Oh, merci !… Cela me réhabilite à mes yeux ! Mais comment accepterai-je, monsieur ? Votre fils est entre nous, acheva-t-elle en détournant les yeux.
Il fronça le sourcil.
– Mon fils a fait sa vie selon son bon plaisir, je veux faire la mienne selon mon cœur.
Rougissante, elle chuchota avec une gêne affreuse :
– Il y a autre chose que vous ignorez, je le vois, monsieur Allermy. J’ai un enfant…
Il sursauta.
– Un enfant !
– Oui ! Un enfant d’Henri, un fils que j’adore, un fils auquel je me suis juré de consacrer toute ma vie. Il se nomme Rodolphe… il est beau comme l’amour… Il est affectueux, intelligent…
– N’est-il pas de mon sang ? N’est-ce pas naturel que le fils de mon fils soit mon fils ?
– Non, ce n’est pas naturel, intervint Frédéric Fildes, calme, bien qu’il fût ému sans pouvoir s’en défendre.
Allermy se retourna vers lui, sombre :
– Alors, selon vous, Fildes, je devrais renoncer ?…
– Renoncer… je ne dis pas cela… Mais réfléchir, examiner avec pondération et sagesse une situation anormale… une situation qui, sans doute, sera connue de tous… et interprétée comme un acte de faiblesse et d’immoralité de votre part.
Mac Allermy réfléchit un moment.
– Soit, dit-il enfin à contrecœur, laissons faire le temps. Il travaille toujours pour ceux qui aiment. En tout cas, Patricia, ajouta-t-il, rien de tout ceci ne doit influer sur notre existence et sur notre collaboration quotidienne, nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas ?
La jeune femme vit l’émoi du vieil homme tremblant à l’idée de la perdre et, de nouveau, fut touchée.
– Tout à fait, monsieur Allermy, répondit-elle.
Le directeur de Allô-Police ouvrit un tiroir, y prit une enveloppe qu’il cacheta et sur laquelle il écrivit le nom de la jeune femme et lui dit :
– Il y a dans cette enveloppe un document que j’ai écrit à votre intention. Vous n’en prendrez connaissance que dans six mois, le 5 septembre, et vous obéirez exactement aux instructions qui s’y trouvent et que, d’ores et déjà, je vous remets. Portez-la toujours sur vous, cette enveloppe, ou mettez-la en lieu sûr. Et que personne ne le sache ! Personne !…
Patricia prit l’enveloppe, s’inclina devant Mac Allermy en lui offrant son front pour qu’il y posât ses lèvres ; elle tendit une main affectueuse au vieux Fildes et s’en alla en prononçant ces mots, qui étaient une promesse :
– À demain, patron… À demain… et à tous les jours…
Elle traversa l’antichambre ; Mac Allermy et Fildes la suivirent immédiatement. En arrivant sur le palier, ils aperçurent au-dessous d’eux, entre le premier et le second étage, deux hommes qui, à la suite l’un de l’autre, descendaient. Celui qui se trouvait en arrière, un homme grand, large d’épaules, d’aspect dégingandé, allait furtivement et rapidement comme pour rattraper l’autre sans être entendu. Il le rejoignit et, soudain, leva sa main droite où brilla l’éclair d’une lame. Patricia voulut crier ! Sa voix s’étrangla dans sa gorge. La main s’abattit. Mais, à la seconde même où l’arme allait atteindre le dos, l’homme attaqué se baissa, saisit son agresseur par les jambes, le fit basculer avec une force irrésistible et, par-dessus la rampe, le jeta dans la cage de l’escalier. L’agresseur, comme une masse, tomba au milieu du premier étage, dégringola quelques marches et poussa un gémissement.
Le directeur de Allô-Police poussa un éclat de rire.
– Qu’est-ce que vous avez à rire, monsieur Allermy ? demanda Patricia. C’est votre secrétaire qui est mis à mal de la sorte, votre confident.
– Excellente leçon pour lui, répondit avec satisfaction le vieillard. Le Sauvage est un si abominable gangster ! Ennemi public numéro un. Une seconde de plus, et il aurait poignardé son compagnon. Un rude gars, celui-là. Mais il ne m’est pas tout à fait inconnu… Et à vous, Fildes ?
– À moi non plus, répondit Fildes, laconiquement.
Les deux amis remontèrent. Mac Allermy avait oublié sur son bureau le grand portefeuille de cuir fauve où il conservait tous les documents relatifs à la grande entreprise.
Lorsque Patricia, continuant à descendre, arriva au bas de l’escalier, les deux combattants avaient disparu.
– Dommage, pensa-t-elle. J’aurais bien voulu revoir celui qui est sans doute Arsène Lupin !
Elle sortit de l’immeuble en s’efforçant de maîtriser son émoi. Le grand air lui fit du bien. L’avenue bourdonnante de monde, dans le soir, commençait à s’illuminer des clartés jetées par l’électricité ; la jeune femme tourna à droite et s’assit dans un petit square relativement paisible. Elle avait besoin de réfléchir. Désappointée par l’échec de son premier essai en journalisme, elle trouvait cependant un réconfort puissant dans la sympathie avec laquelle son patron lui avait parlé, dans la confiance qu’il avait en elle, en son avenir… Et cette offre de mariage qu’il lui avait faite était pour elle comme une absolution du passé, qui la grandissait et la purifiait.
Orpheline, recueillie à contrecœur par une vieille parente qui ne l’aimait pas et se désintéressait d’elle, Patricia avait eu une jeunesse âpre et solitaire où tous ses élans d’enfant avaient été durement réprimés. Elle avait grandi dans le seul désir de devenir le plus vite possible indépendante. Elle achevait ses études quand sa parente était morte, lui laissant à peine de quoi subsister quelques semaines. Mais Patricia était courageuse, le travail l’attirait ; elle était bonne dactylographe et avait rapidement conquis une place modeste, suffisante pourtant puisque c’était la vie assurée.
Alors, Patricia avait rencontré, dans une société où elle allait parfois le samedi soir, Henri Mac Allermy. Il était fort jeune lui aussi, il était beau, il semblait sincère et passionné… Il avait courtisé la jeune fille isolée, séduisante, naïve… Et Patricia, enthousiaste, tout enivrée du désir de vivre et d’être heureuse, sans rien savoir d’autre que l’entraînement de cet amour qui la sollicitait, avait cédé, frémissante de confiance et d’espoir… Quelques mois de bonheur, et puis les infidélités, l’abandon, la rupture brutale, cynique, déchirante pour elle… Déchirante surtout par l’affreuse amertume de devoir à présent mépriser celui qu’elle avait tant aimé – qu’elle aimait peut-être encore…
Mais l’enfant qui venait de naître avait été le lien nouveau rattachant la jeune femme à la vie. Patricia avait mis dans son fils, au berceau, tout son espoir d’avenir. N’attendant plus pour elle-même rien de l’existence, elle avait farouchement concentré sur le petit Rodolphe toutes ses forces d’amour et d’ambition. Il serait sa vivante revanche contre le père qui l’avait trahie ; elle ferait de lui l’homme sincère et noble qu’elle avait cru voir en Henri Mac Allermy… Encore enfant elle-même, elle ne serait plus que mère…
Et puis le temps avait passé, dégageant la jeune femme du mauvais passé, lui redonnant le goût de vivre. Mais la volonté de faire de son fils un homme digne des plus hautes destinées demeurait sa grande raison de vivre… Et, maintenant, ne trouvait-elle pas, sans l’avoir cherchée, l’aide nécessaire ? N’était-ce pas l’occasion inespérée qui se présentait inopinément ? Le vieux Mac Allermy ne serait-il pas pour elle-même, pour Rodolphe, le tout-puissant appui qui suppléerait à l’appui défaillant d’Henry Mac Allermy, menteur et lâche ?… Patricia, dans le soir à présent descendu, envisageait un avenir meilleur.
L’heure avançait. Patricia, sortant de sa rêverie, se leva pour se diriger vers le petit restaurant où elle dînait habituellement avant de rentrer dans son modeste logement de femme seule et qui travaille pour vivre. Mais elle s’arrêta brusquement. En face d’elle, en dehors du square, au rez-de-chaussée d’un immeuble, une petite porte basse s’ouvrait et cette petite porte, elle le savait, était en communication, par de longs couloirs et de nombreux escaliers, avec l’étroite pièce où se trouvait le coffre-fort de Mac Allermy. Celui-ci empruntait souvent cette issue pour sortir du journal.
Et, précisément, Mac Allermy paraissait en compagnie de Frédéric Fildes.
Sans voir Patricia, les deux hommes traversèrent le square et s’éloignèrent par une rue parallèle à l’avenue principale.