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Nouveaux Contes à Ninon - ebook

Data wydania:
30 sierpnia 2019
Format ebooka:
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Nouveaux Contes à Ninon - ebook

Cette collection comprend des ouvres sélectionnées de l’un des représentants les plus significatifs du réalisme d’Emile Zola. «Le piege» et la nouvelle «Le forgeron» sont deux ouvres sur la classe ouvriere. Mais, en ce qui concerne le tragique et sans espoir «Le piege», «Le forgeron» est optimiste et joyeux. L’auteur en arrive a la conclusion que le bonheur regne dans une atmosphere saine, dans un travail source de satisfaction, dans une famille conviviale.

Kategoria: Literature
Język: Inny
Zabezpieczenie: Watermark
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ISBN: 978-83-8176-967-9
Rozmiar pliku: 2,6 MB

FRAGMENT KSIĄŻKI

Table des matières

UN BAIN

I

II

III

IV

V

VI

LES FRAISES

I

II

III

IV

V

LE GRAND MICHU

I

II

III

IV

V

VI

LE JEUNE

I

II

III

IV

V

VI

LES ÉPAULES DE LA MARQUISE

I

II

III

IV

MON VOISIN JACQUES

I

II

III

IV

V

LE PARADIS DES CHATS

I

II

III

IV

V

VI

LILI

I

II

III

LA LÉGENDE DU PETIT-MANTEAU BLEU DE L'AMOUR

I

II

III

IV

LE FORGERON

LE CHOMAGE

I

II

III

IV

LE PETIT VILLAGE

I

II

III

IV

SOUVENIRS

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

LES QUATRE JOURNÉES DE JEAN GOURDON

I

II

III

IVIl y a juste dix ans, ma chère âme, que je t'ai conté mes premiers contes. Quels beaux amoureux nous étions alors! J'arrivais de cette terre de Provence, où j'ai grandi si libre, si confiant, si plein de tous les espoirs de la vie. J'étais à toi, à toi seule, à ta tendresse, à ton rêve.

Te souviens-tu, Ninon? Le souvenir est aujourd'hui l'unique joie où mon coeur se repose. Jusqu'à vingt ans, nous avons battu ensemble les sentiers. J'entends tes petits pieds sur la terre dure; j'aperçois des bouts de ta jupe blanche au ras des herbes folles; je sens ton haleine parmi de lointains souffles de sauge, qui m'arrivent comme des bouffées de jeunesse. Et les heures charmantes se précisent: c'était un matin, sur la berge, au bord de l'eau réveillée à peine, toute pure, toute rosé des premières rougeurs du ciel; c'était une après-midi, dans les arbres, dans un trou de feuilles, avec la campagne écrasée, dormant autour de nous, sans un frisson; c'était un soir, au milieu d'un pré, lentement noyé sous le flot bleuâtre du crépuscule, qui coulait des coteaux; c'était une nuit, marchant le long d'une route interminable, allant tous deux à l'inconnu, insoucieux des étoiles elles-mêmes, au seul bonheur de laisser la ville, de nous perdre loin, très-loin, au fond de l'ombre discrète. Te souviens-tu, Ninon?

Quelle vie heureuse! Nous étions lâchés dans l'amour, dans l'art, dans le songe. Il n'est pas de buisson qui n'ait caché nos baisers, étouffé nos causeries. Je t'emmenais, je te promenais, comme la vivante poésie de mon enfance. A nous deux, nous avions le ciel, la terre, et les arbres, et les eaux, jusqu'aux roches nues qui fermaient l'horizon. Il me semblait, à cet âge, qu'en ouvrant les bras, j'allais prendre toute la campagne sur ma poitrine, pour lui donner un baiser de paix. Je me sentais des forces, des désirs, des bontés de géant. Nos courses de gamins échappés, nos amours d'oiseaux libres, m'avaient inspiré un grand mépris du monde, une tranquille croyance aux seules énergies de la vie. Oui, c'est dans tes tendresses de toutes les heures, mon amie, que j'ai fait jadis cette provision de courage, dont mes compagnons, plus tard, se sont si souvent étonnés. Les illusions de nos coeurs étaient des armures d'acier fin, qui me protègent encore.

Je te quittai, je quittai cette Provence dont tu étais l'âme, et ce fut toi que, dès la veille de la lutte, j'invoquais comme une bonne sainte. Tu eus mon premier livre. Il était tout plein de ton être, tout parfumé du parfum de tes cheveux. Tu m'avais envoyé au combat, avec un baiser au front, en amante brave qui veut la victoire du soldat qu'elle aime. Et moi, je ne me souvenais toujours que de ce baiser, je ne pensais qu'à toi, je ne pouvais parler que de toi.

Dix ans se sont écoulés. Ah! ma chère âme, que de tempêtes ont grondé, que d'eau noire, que de débâcles ont passé depuis ce temps sous les ponts croulants de mes rêves! Dix ans de travaux forcés, dix ans d'amertume, de coups donnés et reçus, d'éternel combat! J'ai le coeur et le cerveau tout balafrés de blessures. Si tu voyais ton amoureux de jadis, ce grand garçon souple qui rêvait de déplacer les montagnes d'une chiquenaude, si tu le voyais passer dans le jour blafard de Paris, la face terreuse, alourdi de lassitude, tu grelotterais, ma pauvre Ninon, en regrettant les clairs soleils, les midis ardents, éteints à jamais. Certains soirs, je suis si brisé, que j'ai une envie lâche de m'asseoir au bord de la route, quitte à m'endormir pour toujours dans le fossé. Et sais-tu, Ninon, ce qui me pousse sans cesse en avant, ce qui me rend du coeur, à chaque faiblesse? C'est ta voix, ma bien-aimée, ta voix lointaine, ton filet de voix pure qui me crie mes serments.

Certes, je te sais fille de courage. Je puis te montrer mes plaies, tu ne m'en aimeras que mieux. Cela me soulagera de me plaindre à toi, qui me consoleras. Je n'ai pas quitté la plume un seul jour, mon amie; je me suis battu en soldat qui a son pain à gagner; si la gloire vient, elle m'empêchera de manger mon pain sec. Que de besogne mauvaise, et dont j'ai encore le dégoût à la gorge! Pendant dix ans, j'ai alimenté comme tant d'autres du meilleur de moi la fournaise du journalisme. De ce labeur colossal, il ne reste rien, qu'un peu de cendre. Feuilles jetées au vent, fleurs tombées à la boue, mélange de l'excellent et du pire, gâché dans l'auge commune. J'ai touché à toutes choses, je me suis sali les mains dans ce torrent de médiocrité trouble qui coule à pleins bords. Mon amour de l'absolu saignait, au milieu de ces niaiseries, si grosses d'importance le matin, si oubliées le soir. Lorsque je rêvais quelque coup de pouce éternel donné dans le granit, quelque oeuvre de vie plantée debout à jamais, je soufflais des bulles de savon que crevait l'aile des mouches ronflantes au soleil. J'aurais glissé à l'hébétement d'un métier si, dans mon amour de la force, je n'avais eu une consolation, celle de cette production incessante, qui me rompait à toutes les fatigues.

Puis, mou amie, j'étais armé en guerre. Tu ne saurais croire les soulèvements de colère que la sottise produisait en moi. J'avais la passion de mes opinions, j'aurais voulu enfoncer mes croyances dans la gorge des autres. Un livre me rendait malade, un tableau me désespérait comme une catastrophe publique; je vivais dans une bataille continue d'admiration et de mépris. En dehors des lettres, en dehors de l'art, le monde n'était plus. Et quels coups de plume, quels chocs furieux pour faire la place nette! Aujourd'hui, je hausse les épaules. Je suis un vieil endurci dans le mal, j'ai gardé ma foi, je crois même être plus intraitable encore; mais je me contente de m'enfermer et de travailler. C'est la seule façon de discuter sainement; car les oeuvres ne sont que des arguments, dans l'éternelle discussion du beau.

Tu penses bien que je ne suis pas sorti intact de la bataille. J'ai des cicatrices un peu partout, je te l'ai dit, au cerveau et au coeur. Je ne riposte plus, j'attends qu'on s'habitue à mon air. Peut-être ainsi pourrai-je te revenir entier. C'est que, mon amie, j'ai quitté nos galants sentiers d'amoureux, où les fleurs poussent, où l'on ne cueille que des sourires. J'ai pris la grand'route, grise de poussière, aux arbres maigres; je me suis même, je le confesse, arrêté curieusement devant des chiens crevés, au coin des bornes; j'ai parlé de vérité, j'ai prétendu qu'on pouvait tout écrire, j'ai voulu prouver que l'art est dans la vie et non ailleurs. Naturellement, on m'a poussé au ruisseau. Moi, Ninon, moi qui ai employé ma jeunesse à glaner pour ton corsage les paquerettes et les bluets!

Tu me pardonneras mes infidélités d'amant. Les hommes ne peuvent rester toujours dans les jupes des filles. Il vient une heure où vos fleurs sont trop douces. Tu te rappelles la pâle soirée d'automne, la soirée de nos adieux? C'est au sortir de tes bras frêles, que la vérité m'a emporté dans ses dures mains. J'ai été fou d'analyse exacte. Après les travaux courants, je prenais mes nuits, j'écrivais page à page les livres qui me hantaient. Si j'ai un orgueil, j'ai celui de cette volonté, dont l'effort m'a tiré lentement des besognes du métier. J'ai mangé, sans rien vendre de mes croyances. Je te devais ces confidences, à toi qui as le droit de savoir quel homme est devenu l'enfant dont tu as protégé les débuts.

Aujourd'hui, ma seule souffrance est d'être seul. Le monde finit à la grille de mon jardin. Je me suis enfermé chez moi pour ne mettre que le travail dans ma vie, et je me suis si bien enfermé, que personne ne vient plus. C'est pourquoi, ma chère âme, j'ai évoqué ton souvenir, au milieu de la lutte. J'étais trop seul, après dix ans de séparation; je voulais te revoir, te baiser les cheveux, te dire que je t'aime toujours. Cela me soulage. Viens, et n'aie point peur, je ne suis pas si noir qu'on me fait. Je t'assure, je t'aime toujours, je rêve d'avoir encore des rosés, pour en mettre un bouquet à ton sein. J'ai des envies de laitage. Si je ne craignais de faire rire, je t'emmènerais sous quelque charmille, avec un mouton blanc, pour nous dire tous les trois des choses tendres.

Et sais-tu ce que j'ai fait, Ninon, pour te retenir auprès de moi toute cette nuit? Je te le donne en mille. J'ai fouillé le passé, j'ai cherché dans ces centaines de pages écrites un peu partout, si je n'en trouverais pas d'assez délicates pour tes oreilles. Au beau milieu de mes rudesses, il m'a plu de mettre cette douceur. Oui, j'ai voulu ce régal pour nous deux. Nous redevenons enfants, nous goûtons sur l'herbe. Ce sont des contes, rien que des contes, de la confiture dans de la porcelaine de gamins. N'est-ce pas charmant? trois groseilles, deux grains de raisin sec, suffiront à notre faim, et nous nous griserons avec cinq gouttes de vin dans de l'eau claire. Écoute, curieuse. J'ai d'abord quelques contes assez décents; certains même ont un commencement et une fin; d'autres, il est vrai, vont pieds nus, après avoir jeté leur bonnet par-dessus les toits. Mais, je dois t'avertir que, plus loin, nous entrerons dans des fantaisies qui battent absolument la campagne. Dame! j'ai tout glané, il fallait bien te retenir la nuit entière. Là, je chante la chanson des «t'en souviens-tu?» Ce sont nos souvenirs à la queue-leu-leu, ma fille; tout ce qu'il y a de plus doux pour nous, le meilleur de nos amours. Si cela ennuie les autres, tant pis! ils n'ont pas besoin de venir mettre le nez dans nos affaires. Puis, pour te garder encore. j'entamerai une longue histoire, la dernière, celle qui nous mènera, je l'espère, jusqu'au matin. Elle est tout au bout des autres, placée à dessein pour t'endormir dans mes bras. Nous laisserons tomber le volume, et nous nous embrasserons.

Ah! Ninon, quelle débauche de blanc et de rose! Je ne promets pas cependant que, malgré tous mes soins à enlever les épines, il ne reste pas quelque goutte de sang dans ma botte de fleurs. Je n'ai plus les mains assez pures pour nouer des bouquets sans danger. Mais ne t'inquiète point: si tu te piques, je baiserai tes doigts, je boirai ton sang. Ce sera moins fade.

Demain, j'aurai rajeuni de dix ans. Il me semblera que j'arrive de la veille, du fond de notre jeunesse, avec le miel de ton baiser aux lèvres. Ce sera le recommencement de ma tâche. Ah! Ninon, je n'ai rien fait encore. Je pleure sur cette montagne de papier noirci; je me désole à penser que je n'ai pu étancher ma soif du vrai, que la grande nature échappe à mes bras trop courts. C'est l'âpre désir, prendre la terre, la posséder dans une étreinte, tout voir, tout savoir, tout dire. Je voudrais coucher l'humanité sur une page blanche, tous les êtres, toutes les choses; une oeuvre qui serait l'arche immense.

Et ne m'attends pas de longtemps au rendez-vous que je t'ai donné, en Provence, après la tâche achevée. Il y a trop à faire. Je veux le roman, je veux le drame, je veux la vérité partout. Ne m'apporte plus ton cher souvenir que la nuit; viens sur le rayon de lune qui glisse entre mes rideaux, à l'heure où je pourrai pleurer avec toi sans être vu. J'ai besoin de toute ma virilité. Plus tard, oh! plus tard, ce sera moi qui irai te retrouver dans les campagnes tièdes encore de nos tendresses. Nous serons bien vieux; mais nous nous aimerons toujours. Tu me mèneras en pèlerinage sur la berge, au bord de l'eau, réveillée à peine; dans les trous de feuilles, avec la campagne ardente dormant autour de nous; au milieu des prés, lentement noyés sous le flot bleuâtre du crépuscule; le long de la route interminable, insoucieux des étoiles, au seul bonheur de nous perdre dans l'ombre. Et les arbres, les brins d'herbe, jusqu'aux cailloux, nous reconnaîtront de loin, à nos baisers, et nous souhaiteront la bien-venue.

Écoute, pour que nous ne nous cherchions pas je veux te dire derrière quelle haie j'irai te prendre. Tu sais l'endroit où la rivière fait un coude, après le pont, plus bas que le lavoir, juste en face du grand rideau de peupliers? Souviens-toi, nous nous y sommes baisé les mains, un matin de mai. Eh bien! à gauche, il y a une haie d'aubépines, ce mur de verdure au pied duquel nous nous couchions pour ne plus voir que le bleu du ciel. C'est derrière la haie d'aubépines, ma chère âme, que je te donne rendez-vous, à des années, un jour de soleil pâle, lorsque ton coeur me saura dans les environs.

ÉMILE ZOLA.

Paris, 1er octobre 1874.UN BAIN

Je te le donne en mille, Ninon. Cherche, invente, imagine: un vrai conte bleu, quelque chose de terrifiant et d'invraisemblable… Tu sais, la petite baronne, cette excellente Adeline de C***, qui avait juré… Non, tu ne devinerais pas, j'aime mieux te tout dire.

Eh bien! Adeline se remarie, positivement. Tu doutes, n'est-ce pas? Il faut que je sois au Mesnil-Rouge, à soixante-sept lieues de Paris, pour croire à une pareille histoire. Ris, le mariage ne s'en fera pas moins. Cette pauvre Adeline, qui était veuve à vingt-deux ans, et que la haine et le mépris des hommes rendaient si jolie! En deux mois de vie commune, le défunt, un digne homme, certes, pas trop mal conservé, qui eût été parfait sans les infirmités dont il est mort, lui avait enseigné toute l'école du mariage. Elle avait juré que l'expérience suffisait. Et elle se remarie! Ce que c'est que de nous, pourtant!

Il est vrai qu'Adeline a eu de la malechance. On ne prévoit pas une aventure pareille. Et si je te disais qui elle épouse! Tu connais le comte Octave de R***, ce grand jeune homme qu'elle détestait si parfaitement. Ils ne pouvaient se rencontrer sans échanger des sourires pointus, sans s'égorger doucement avec des phrases aimables. Ah! les malheureux! si tu savais où ils se sont rencontrés une dernière fois… Je vois bien qu'il faut que je te conte ça. C'est tout un roman. Il pleut ce matin. Je vais mettre la chose en chapitres.I

Le Château est à six lieues de Tours. Du Mesnil-Rouge, j'en vois les toits d'ardoise, noyés dans les verdures du parc. On le nomme le Château de la Belle-au-Bois-dormant, parce qu'il fut jadis habité par un seigneur qui faillit y épouser une de ses fermières. La chère enfant y vécut cloîtrée, et je crois que son ombre y revient. Jamais pierres n'ont eu une telle senteur d'amour.

La Belle qui y dort aujourd'hui est la vieille comtesse de M***, une tante d'Adeline. Il y a trente ans qu'elle doit venir passer un hiver à Paris. Ses nièces et ses neveux lui donnent chacun une quinzaine, à la belle saison. Adeline est très-ponctuelle. D'ailleurs, elle aime le Château, une ruine légendaire que les pluies et les vents émiettent, au milieu d'une forêt vierge.

La vieille comtesse a formellement recommandé de ne toucher ni aux plafonds qui se lézardent, ni aux branches folles qui barrent les allées. Elle est heureuse de ce mur de feuilles qui s'épaissit là, chaque printemps, et elle dit, d'ordinaire, que la maison est encore plus solide qu'elle. La vérité est que toute une aile est par terre. Ces aimables retraites, bâties sous Louis XV, étaient, comme les amours du temps, un déjeuner de soleil. Les plâtres se sont fendus, les planchers ont cédé, la mousse a verdi jusqu'aux alcôves. Toute l'humidité du parc a mis là une fraîcheur où passe encore l'odeur musquée des tendresses d'autrefois.

Le parc menace d'entrer dans la maison. Des arbres ont poussé au pied des perrons, dans les fentes des marches. Il n'y a plus que la grande allée qui soit carrossable; encore faut-il que le cocher conduise ses bêtes à la main. A droite, à gauche, les taillis restent vierges, creusés de rares sentiers, noirs d'ombre, où l'on avance, les mains tendues, écartant les herbes. Et les troncs abattus font des impasses de ces bouts de chemins, tandis que les clairières rétrécies ressemblent à des puits ouverts sur le bleu du ciel. La mousse pend des branches, les douces-amères tendent des rideaux sous les futaies; des pullulements d'insectes, des bourdonnements d'oiseaux qu'on ne voit pas, donnent une étrange vie à cette énormité de feuillages. J'ai eu souvent de petits frissons de peur, en allant rendre visite à la comtesse; les taillis me soufflaient sur la nuque des haleines inquiétantes.

Mais il y a surtout un coin délicieux et troublant, dans le parc: c'est à gauche du Château, au bout d'un parterre, où il ne pousse plus que des coquelicots aussi grands que moi. Sous un bouquet d'arbres, une grotte se creuse, s'enfonçant au milieu d'une draperie de lierre, dont les bouts traînent jusque dans l'herbe. La grotte, envahie, obstruée, n'est plus qu'un trou noir, au fond duquel on aperçoit la blancheur d'un Amour de plâtre, souriant, un doigt sur la bouche. Le pauvre Amour est manchot, et il a, sur l'oeil droit, une tache de mousse qui le rend borgne. Il semble garder, avec son sourire pâle d'infirme, quelque amoureuse dame morte depuis un siècle.

Une eau vive, qui sort de la grotte, s'étale en large nappe au milieu de la clairière; puis, elle s'échappe par un ruisseau perdu sous les feuilles. C'est un bassin naturel, au fond de sable, dans lequel les grands arbres se regardent; le trou bleu du ciel fait une tache bleue au centre du bassin. Des joncs ont grandi, des nénufars ont élargi leurs feuilles rondes. On n'entend, dans le jour verdâtre de ce puits de verdure, qui semble s'ouvrir en haut et en bas sur le lac du grand air, que la chanson de l'eau, tombant éternellement, d'un air de lassitude douce. De longues mouches d'eau patinent dans un coin. Un pinson vient boire, avec des mines délicates, craignant de se mouiller les pattes. Un frisson brusque des feuilles donne à la mare une pâmoison de vierge dont les paupières battent. Et, du noir de la grotte, l'Amour de plâtre commande le silence, le repos, toutes les discrétions des eaux et des bois, à ce coin voluptueux de nature.II

Lorsque Adeline accorde une quinzaine à sa tante, ce pays de loups s'humanise. Il faut élargir les allées pour que les jupes d'Adeline puissent passer. Elle est venue, cette saison, avec trente-deux malles, qu'on a dû porter à bras, parce que le camion du chemin de fer n'a jamais osé s'engager dans les arbres. Il y serait resté, je te le jure.

D'ailleurs, Adeline est une sauvage, comme tu sais. Elle est fêlée, là, entre nous. Au couvent, elle avait des imaginations vraiment drôles. Je la soupçonne de venir au Château de la Belle-au-Bois-dormant pour y dépenser, loin des curieux, son appétit d'extravagances. La tante reste dans son fauteuil, le Château appartient à la chère enfant qui doit y rêver les plus étonnantes fantaisies. Cela la soulage. Quand elle sort de ce trou, elle est sage pour une année.

Pendant quinze jours, elle est la fée, l'âme des verdures. On la voit en toilette de gala, promener des dentelles blanches et des noeuds de soie au milieu des broussailles. On m'a même assuré l'avoir rencontrée en marquise Pompadour, avec de la poudre et des mouches, assise sur l'herbe, dans le coin le plus désert du parc. D'autres fois, on a aperçu un petit jeune homme blond qui suivait doucement les allées. Moi, j'ai une peur affreuse que le petit jeune homme ne soit cette chère toquée.

Je sais qu'elle fouille le Château des caves aux greniers. Elle furète dans les encoignures les plus noires, sonde les murs de ses petits poings, flaire de son nez rosé toute cette poussière du passé. On la trouve sur des échelles, perdue au fond des grandes armoires, l'oreille tendue aux fenêtres, rêveuse devant les cheminées, avec l'envie évidente de monter dedans et de regarder. Puis, comme elle ne trouve sans doute pas ce qu'elle cherche, elle court le parterre aux grands coquelicots, les sentiers noirs d'ombre, les clairières blanches de soleil. Elle cherche toujours, le nez au vent, saisissant le lointain et vague parfum d'une fleur de tendresse qu'elle ne peut cueillir.

Positivement, je te l'ai dit, Ninon, le vieux Château sent l'amour, au milieu de ses arbres farouches. Il y a eu une fille enfermée là dedans, et les murs ont conservé l'odeur de celte tendresse, comme les vieux coffrets où l'on a serré des bouquets de violettes. C'est cette odeur-là, je le jurerais, qui monte à la tête d'Adeline et qui la grise. Puis, quand elle a bu ce parfum de vieil amour, quand elle est grise, elle partirait sur un rayon de lune visiter le pays des contes, elle se laisserait baiser au front par tous les chevaliers de passage qui voudraient bien l'éveiller de son rêve de cent ans.

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